Merci aux yeux fermés

En croco, les lions, les loups, les placards… merci aux yeux fermés pour tout ce qu’ils permettent d’attraper… Dans la maison tu peux lâcher les yeux fermés les bêtes, les fantômes, la compagnie des images, tout le cirque. Tout finit dans ton sac et chacun a un sac.

Tu imagines dans toutes les rues de toutes les villes et dans tous les bâtiments et tous les parcs : des marques sur le sol, des chemins fléchés, pour ne plus se croiser ou risquer de se rencontrer.
Des masques sur tous les visages, la disparition progressive des sourires dans l’espace public, personne ne l’avait imaginé.

Il n’y a rien de pire que les êtres persuadés d’agir pour le bien, les dégâts peuvent être illimités.
Peut-être que Georges Perros est devenu motard parce qu’il a arrêté d’être comédien. Est-ce que le motard est un exhibitionniste ? La timidité le tient à sa machine ?
Tout exhibitionniste est comédien.
Évidemment il y a quelque chose du cheval et du cavalier chez le motard.
La plupart semblent avoir besoin de bruit. La roue est sœur du bruit.

Dans la sacoche de la moto se cache souvent un personnage qui, depuis longtemps et à l’insu du pilote casanier, se rêve voyageur. Il suppose ses rêves aussi grands que Pessoa parce que Pessoa était un aide comptable dans un endroit obscur de Lisbonne et il se tenait souvent à la fenêtre et lui aussi avait toujours regretté de ne jamais avoir adressé la parole à la petite marchande de tabac au coin de la rue.
Ce ne sont pas des gens qui marchent pieds nus sur les moquettes, ces gens.
Peut-être suis-je resté hors sol toute une vie par appréhension ? Le bébé interne se montre tous les jours et fait des signes. Nous les gauches.

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Les Mayas n’ont pas voulu de la roue

Furtive, l’activité de notre confrérie lycéenne consistait principalement à porter sa montre avec le cadran sous le poignet, tourné vers l’intérieur. Nous avions seize ans. Le signe devait précéder la philosophie.
Je ne me souviens plus de celui qui avait eu l’idée.
Les idées nous les partagions volontiers.
Elles tombaient de partout. Nous savions le monde réservoir infini.
Nous les tordions et les mixions.
Nous voulions nous distinguer, sans savoir que nous restions moutons.
Les moutons ignorent leur sort. Rien ne les défrise. Ils nous imitent.
Nous avions de l’admiration pour les artistes qui cachaient leur profonde originalité derrière des costumes stricts comme William Burroughs, Yves Klein, Marcel Duchamp ou Henri Michaux.
Nous portions haut ces artistes, parfois si haut que nous les perdions.

Nous pensions que l’originalité commençait quand on s’effaçait.
La gomme et la grisaille nous stimulaient, la drogue aussi. Nous avions peur de la régression.
Nous pensions que les Mayas avaient refusé de faire la roue, volontairement et pas seulement par modestie. Ils l’avaient dédaignée parce qu’ils l’avaient déjà inventée puis interdite. Les Mayas connaissaient la roue, mais ils avaient renoncé à s’en servir parce qu’ils savaient que la roue abîmait les hommes inévitablement.
La pédale est souvent soupçonnée mais c’est la roue qui détraque.
Les types les plus intelligents régressent tout de suite dès qu’ils utilisent la roue : il n’y a qu’à les voir en voiture, en vélo, en trottinette. Ils ne sont plus eux-mêmes. En bande, c’est pire encore, ils dégénèrent.
La roue les dégrade profondément.
Ce qui roule déroute.
La roue débilite les hommes plus encore que les pédales et le travail forcé.

Pourtant, le travail va mal ces temps-ci ; surtout après le confinement et la pandémie.
Partout j’entends dire que les abeilles ne veulent plus travailler autant qu’avant. Les fourmis prennent des congés. On repère de plus en plus de comportements anormaux. Même les mille-pattes lèvent le pied.
Est-ce dû au confinement et à la covid ? Je ne sais mais j’ai du mal avec le féminin de covid, je pense toujours à la movida, ce mouvement culturel espagnol au début des années 80 après la mort de Franco.
Avec l’affaire du pangolin (espèce d’artichaut animal qui ne travaille jamais), de la pandémie et du confinement, le goût du travail en a pris un coup. Un effet secondaire (les Anglais disent side effect, effet de côté). Pourquoi l’effet secondaire serait-il toujours indésirable ? Depuis la covid, la valeur du travail a perdu huit points.
En revanche, effet de côté ou pas, personne n’y croyait mais la pratique de la lecture a augmenté.

(Julie Alice Chappel)
La bibliothèque est peut-être une pharmacie émotionnelle efficace ? Peut-être pas en termes de rapidité d’efficacité mais plutôt en termes d’effets secondaires favorables. La bibliothèque est une pharmacie de long terme.
Ce qui nous enthousiasme peut tout autant nous déprimer.
Vous pouvez monter en haut de l’arbre et constater combien c’est pitoyable.
Il y a des animaux qui vivent dans des profondeurs incroyables et dans le noir et je me demande si interrompre brutalement inscrit et grave nos souvenirs dans notre cerveau plus profondém

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Depuis 2018, la Mél et le Centre des Monuments Nationaux portent ensemble une action intitulée “D’un monument l’autre : un site, un écrivain”. Ici vous trouvez un court texte au fort Saint-André de Villeneuve-lès-Avignon.
Lecture de neuf minutes à écouter en cliquant sur Fort St André.

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Changer de préjugés

Hier je me suis décidé à changer de préjugés. Il faut se renouveler. Ce n’est pas changer la décoration d’un magasin mais cela y ressemble. Chaque esprit est magasin.
Contrairement à ce que je croyais, la décision a été rapide, j’ai peu balancé en comparaison à d’autres. Mes convictions s’effritent, cela calme.
J’en en avais marre de mes anciens préjugés, un peu honte même, et j’ai préféré en installer de nouveaux. Une application nous permet d’en télécharger de neufs mais ce n’est pas encore aussi au point que le téléchargement de nouveaux amis.
Mieux vaut des préjugés qui ne sentent pas la cendre ou le faisandé. Mieux vaut des préjugés modernes, des drones de la pensée.
Pas forcément meilleurs dans le fond mais plus frais et qui, en apparence, tachent moins.
Longtemps déterminé, j’ai pensé que l’on ne pouvait pas changer de préjugés. J’en étais persuadé. Il m’a suffi de régulièrement changer de position.
Finalement, c’était un préjugé.
Parfois je regrette mes anciens préjugés. La nuit dans le noir cela me semble plus facile de les oublier.
Je porterais volontiers une double casquette mais c’est difficile. Il y a souvent des effets secondaires : elles peuvent troubler la vision par exemple, exacerber vos sensations, par exemple, vous faire remarquer des détails qui, à la longue, se révèleront nocifs. Attention aux effets secondaires du voyant.
C’est ainsi qu’avant de m’endormir je pense souvent à des gares abandonnées où j’erre non sans plaisir (qui a dit que la mélancolie est le plaisir d’être triste ? Victor Hugo ? Il a écrit : la mélancolie c’est le bonheur d’être triste, Les travailleurs de la mer).
Dans ces gares abandonnées se trouve souvent un tramway comme il y en a dans les photos de la gare de Zugliget près de Budapest.

Plus loin dans la ville, sur le trottoir enneigé un peu sale, avant d’entrer au café, dans une curieuse parodie de Flamenco visiblement improvisée bien que souvent répétée l’hiver, les hommes tapent des pieds pour faire tomber la neige de leurs chaussures. Il n’est pas rare que l’on entende un violoniste accompagné de sa fille chantant Nous n’avons pas de projet nous traversons le fleuve on dit qu’il est bleu et qu’il mène loin cela tombe bien nous voulons voyager. Dans le tableau d’Alvar Cawen le musicien est aveugle mais pas la fille, ils sont universels comme je les aime.

Alvar Cawen est né en Finlande, là où j’ai vu des hommes seuls au karaoké le soir de Noël ; dont un poète qui tordait toutes les paroles et pratiquait un karaoké énigmatique. On dit que les poètes ont des vies romanesques et les romanciers des vies poétiques, c’est un préjugé.

Ce poète seul au karaoké le soir de Noël cherchait quelqu’un pour désespérer son amie. Perdre espoir à deux, c’est fort.
Cette fille lui avait soufflé ce conseil de Fernand Deligny : « Sois surtout présent quand tu n’es pas là. » ?
De quel préjugé s’agissait-il encore ?

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Si vous nourrissez la bête, la bête vous…

L’homme assis aime bien Facebook et prétend que c’est une lunette ou un hublot, ça dépend.
Tu plaisantes ? Tu as vu dans quel état est le tissu social ? Tu ne peux pas ne pas l’avoir remarqué, tu ne vis pas dans un désert au fond du trou du milieu de nulle part avec des taches au plafond et des étincelles et des grésillements de faux contacts, il est complètement déchiré le tissu social, il est abîmé. Il s’effiloche en lambeaux de confetti… Tu préfères regarder ailleurs ? Faire comme tout le monde ? Oublier le climat ? Oublier la dette publique ? Une fois que tu as oublié ça…
Oui, le tissu social est en lambeaux.

(David Hammons)
C’est rare que le fantôme social s’exprime aussi directement avec un air de traqueur d’aveux, un stalker couvert de poussières. On dirait un agent dormant sorti d’une vieille bouteille, qui n’a pas bougé, claquemuré depuis le XIXème siècle, il vient d’être ranimé et se charge de nous réveiller en pleine nuit au XXIème siècle et dehors les hélicoptères, les sirènes, l’annonce d’un record de température au delà du cercle arctique, 38°C en Sibérie, la multiplication de foyers pandémiques dans les abattoirs.
Bande de pangolins !
Il pourrait remonter dans le temps jusqu’aux années soixante… les premières télévisions en couleur et machines à laver, le lino et le formica dans les cuisines… pas encore de ceinture de sécurité obligatoire dans les voitures… et petit à petit les voitures si différentes, ces modèles de plus en plus attirants, dans leur extrême diversité, leur différence… crossover, quatre quatre … ces choix à n’en plus finir… Notre sensation de liberté…

Sur un sol jonché de jeux à gratter, de boîtes vides d’antidépresseurs et de faits divers, je me souviens, j’allais chercher mon père au PMU… il jouait aux courses…
Est-ce que nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social comme l’a déclaré le vice-président chargé de la croissance de l’audience de Facebook Chamath Palihapitiya en 2017 à la Stanford Graduate School of Business : « Nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social (We have created tools that are riping apart the social fabric.) » ?
Deux autres phrases ont retenu l’attention des traqueurs d’aveux quand il a prononcé son discours.
D’abord : Si vous nourrissez la bête (If you feed the beast), la bête vous détruira (the beast will destroy you).
Et ensuite : L’entreprise n’est en fait qu’une bande de lâches sans âme (Venture is basically just a bunch of soulless cowards).
Nous nous sommes sentis visés. Nous sommes tous une bande lâches sans âme ?
Nous écoutons les avertissements que l’on nous donne et nous regardons ailleurs ? Notre regard vitreux dans le lointain, les centrales nucléaires…

Voilà un patron, Chamath Palihapitiya, qui s’adresse à de futurs cadres ou patrons, dans une école de commerce, pour leur conseiller de choisir quelque chose qui ait une valeur véritable.
Depuis, dans les nuits de Notre-Ville, une phrase revient en boucle et grésille comme sortie d’un enregistrement vieillot : Si vous nourrissez la bête, la bête vous détruira.
La question est là, toute vrillée : Nous nourrissons la bête, nous avons besoin de nourrir la bête.
Pourtant, n’empêche, c’est notre tissu social déchiré qui a créé Facebook et pas Facebook qui déchire notre tissu social. C’est par ce trou, cette déchirure que l’on peut voir notre monde se dégrader. On nous y trouve, lamentables et flamboyants, sauveurs et dénonciateurs, amoureux et cruels.
Il y en a toujours qui ne supportent plus les réseaux sociaux et s’absentent régulièrement en postant des déclarations du style : « Je me retire, qu’on se le dise. » (Jean-Luc Sarré). J’imagine alors le dandy oranais, au comptoir d’un bar, convenant d’une chose avec le motard breton : « On s’en souviendra de cette planète » (Georges Perros).

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Nous impossibles

Nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, nous voyons les choses comme nous sommes.
Et ce que nous sommes est impossible à dire.
Nous ne savons pas que nous regardons les choses comme nous sommes parce que nous ne savons pas qui nous sommes.
Tout le monde regarde la pluie sans se soucier de la tristesse et de la souffrance des gouttes qui s’écrasent.
La Terre est remplie de pluie.
L’homme qui dit la vérité comme il respire est seul sur le trottoir à l’angle des deux boulevards. Les cinémas sont fermés, la ville rêve de leur retour.

Ce n’est pas facile d’être l’homme qui dit la vérité comme il respire.
Tout le monde finit par vous rejeter. D’ailleurs l’homme qui dit la vérité comme il respire est rejeté.
Il comprend bien le proverbe persan : Donne un cheval à celui qui va dire la vérité, il en aura besoin pour s’enfuir.
Vaut-il mieux être incompétent ou mentir ?
Filer à cheval dans la nuit à travers les forêts ?
Vaut-il mieux accélérer ou s’arrêter sans un bruit ?

Arrêter les salades, c’est impossible.
Difficile de comprendre pourquoi la salade a été assimilée au mensonge ou bien au récit auquel on ne veut pas croire
On ne sait pas non plus vraiment pourquoi le poulet est associé au policier ni pourquoi le lapin est un rendez-vous manqué quand il est froid et un obsédé sexuel quand il est chaud.
Les animaux libres n’ont pas de restaurant mais ils connaissent la restauration en plein air et le monde est leur restaurant. Comme le pensait Oscar Wilde la grande différence entre les adultes et les enfants, c’est surtout le prix de leurs jouets.

Dans le parc quelqu’un lit à haute voix un texte de Michel Jourdan :
« Ceux qui viennent nous voir, les rares visiteurs qui montent à Brocéliande (même ceux que l’on appelle « marginaux »), s’étonnent de notre vie. « Comment pouvez-vous moudre tous les jours votre blé à la main pour faire votre pain, cela doit être fatigant ? Comment pouvez-vous vivre sans voiture ? Pour les courses comment faites-vous ? Comment pouvez-vous rester quinze jours sans bouger ? » Cela les étonne que l’on puisse vivre aussi pauvrement de céréales et de légumes du jardin, sans profiter des loisirs de la ville, sans radio. A part des livres qui sont pour nous une seconde nourriture. Je constate chaque jour l’utilité et l’écologie des petites maisons qui chauffent vite, avec peu de bois. Quand on a de multiples tâches toutes différentes à faire dans la journée, on s’aperçoit que la division du travail c’est l’uniformité, l’opposé de la vie qui est la diversité même. Sans gaz, sans égout, sans chauffe-eau, sans eau courante dans la maison, il leur semble que l’on ne peut pas vivre maintenant. Mais se sont-ils posé la simple question : « Qu’est-ce que vivre, quel critère pour mesurer l’intensité d’une vie ? » Mais aucun de leur appareil ne peut mesurer encore l’intensité d’une vie. Simplifier la vie quotidienne est une révolution. Ne garder que l’essentiel : un métier à tisser, un moulin à céréales, une hache, une bêche, une marmite, un poêle à bois et un seau. Il y a toujours quelque chose à faire : tailler un abreuvoir pour les bêtes dans un tronc d’arbre, ou une cuillère dans une branche ou un peigne en bois. Il ne fait jamais vraiment nuit.
Les étoiles brillent toujours, même si on ne les voit pas sous les nuages. Toute cette société que nous fuyons est fondée depuis des millénaires sur la peur de la nature : orage, guêpe, pluie, vent ou fumée du feu… Être assis sans rien faire, c’est le plus difficile pour ceux qui s’agitent dans cette société. »
(extrait de Notes de ma grange, des montagnes et des bois». Ed Stock 1980)

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Nous continuerons de détruire

Le grand prix de l’humour noir des galeries a été décerné à Bernard Plasse pour son annonce : En raison du succès du covid, l’exposition de Patrick Michault est prolongée d’un mois.
La vie après la pandémie a repris comme avant.
Déjà dans les souvenirs ce film avec Alain Deloin et le karaoké avec Alain Barrière…
Tous les jours on nous dévoilait quelque chose.
Qui mettait les voiles la veille ? Quelle était cette équipe mystérieuse qui posait les voiles ?
Des ombres planaient partout. Méfiance générale était en grande forme.
Avec le déconfinement apparaissait sur Wikipedia la définition du syndrome de la cabane :
Le syndrome de la cabane ou syndrome de l’escargot désigne la peur sociale ou l’angoisse de sortir de chez soi, en particulier après une période de confinement. Souvent utilisée à la fin du confinement de 2020 en France et préalablement en Espagne (sindrome de cabina), la terminologie proviendrait du ressenti des chercheurs d’or à l’issue du confinement pendant des mois dans des cabanes.

(david downes)
Une population était invitée à s’éclairer jusqu’à s’aveugler : les raisons de notre fiasco, notre ratage s’explique, nos défaillances détaillées, l’analyse de notre échec et de nos mauvaises décisions, pourquoi tant de retard, pourquoi nos modes de vie sont à l’origine du désastre, pourquoi le figolu ne nous sauvera pas, pourquoi le dépistage de la bêtise n’est-il pas encore au point, la catastrophe était prévisible, ne nous racontez pas la fin, faut-il plus souvent changer de sous-vêtement pendant la… expliquer les erreurs encore et encore… faut-il dire le covid ou la covid ?
Pourquoi toujours chercher la faute de quelqu’un ?
Elles sont insatiables les peurs de l’ennemi invisible.
Elles créent une espèce d’addiction.
Madeleine renonce à la télévision.

(georges de la tour madeleine aux deux flammes)
Vous n’êtes pas inquiet ? Consultez.
Aucune publication sur le décompte des morts, peu importait le pays, n’était exacte. Autant le savoir. La vérité n’est pas la réalité.
Vivre dans les courbes n’est pas vivre.
Malgré les plages interdites, tout le monde nageait.

(Yurari)
La pandémie a créé le plus grand feuilleton quotidien, dans les journaux, radio et télévision, millions de tweets, posts sur facebook. Le virus a pris toute la place. Il s’est invité, installé bien au centre. Il est minuscule mais tient de la place. Dans n’importe quel domaine, nous le savons depuis longtemps, la taille des leaders est souvent en-dessous de la moyenne.
Si petit, déjà si perturbateur.
« Il va être difficile de baisser l’activité pour sortir par le haut sachant que rien ne sert de tout fermer si une fenêtre reste ouverte. »
Les dirigeants devenaient humoristes malgré eux (sans pourtant rejoindre Pierre Dac : il est souvent trop tôt pour dire s’il est trop tard).
J’ai pourtant encore quelques souvenirs d’une voix sévère : Dans le cadre du programme national « Nation apprenante », tu es encore en train de somnoler…
– Et le confinement, ça va ?
– Je reste à la maison, je fais rien.
– Ça ne te change pas.

Bien que la diminution de l’activité ait réduit la pollution, dès que la pandémie sera terminée nous reprendrons l’activité plus fort qu’avant pour rattraper le retard pris dans la destruction de la Terre. Aux dernières nouvelles, c’est l’avis de quatre-vingt-dix pour cent de la population. Certains le regrettent mais se préfèrent réalistes. Il n’y a pas de raison que la disparition de la planète n’ait profité qu’aux plus riches, il faut que l’anéantissement puisse profiter à tous. Nous sommes plus de sept milliards à table.
Nous continuerons de saluer chacun de nos pays voisins qui a pu reprendre l’activité de destruction pour le bien-être de tous et cela grâce à une magnifique organisation et un sens de la collectivité.
Et tout le monde pense vivre un moment historique. Forcément.

À PARTIR DU MOIS DE JUIN 2020 LE BLOG DE L’HISTOIRE SAUVAGE DEVIENT MENSUEL. Il SERA ENVOYÉ LE PREMIER LUNDI DE CHAQUE MOIS.

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Travail ou dimanche sans fin

Les retours en arrière ne font pas avancer, dit un ministre à la radio.
Aux récentes nouvelles, les personnes convaincues de rendre prioritaires la santé, l’éducation, la recherche et la culture sont qualifiées d’irresponsables et ne dépassent pas les dix pour cent des habitants de Notre-Ville.
Pendant le confinement, une partie de la population continue de travailler pendant que l’autre partie vit un dimanche sans fin.
Un dimanche sans fin, voilà le cauchemar de certains habitants en train de se réaliser. Le monstre en pâte molle envahit votre personnalité, parfois à votre insu.
Beaucoup se sentent couler, s’échapper d’eux-mêmes.
D’autres se charpentent, échafaudent des techniques de survie, combattent l’abattement par des programmes ou de la rage.
C’est le grand succès du court métrage de l’indigné en pyjama sur canapé, planqué au fond de l’abri, en conversation avec révolté chaussé de pantoufles en cuir rebelle.

Nous découvrons dans la vraie vie (ce n’est plus une rumeur) l’existence des asymptomatiques, c’est-à-dire les infectés qui ne présentent aucun signe.
Tout le monde est asymptomatique avant que la maladie se déclare. (bombage de Lapalisse sur les murs de Notre-Ville)
Bien que les inquiets n’aient pas attendu les asymptomatiques pour être anxieux, l’apparition des asymptoss au tableau des « Mystères & Craintes » n’a pas été sans conséquence.
Conséquence : les experts ont enregistré une augmentation de la méfiance générale.
Méfiance générale est devenu un personnage de notre feuilleton.
L’affichage aux arrêts de bus de la phrase du cardinal de Retz « On est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance » n’a pu endiguer le flot d’inconfiance générale.
Le masque d’Andy Warhol est en vente sous le manteau.

Méfiance générale est partout.
Puis la science, que voulez-vous, on y croit ou pas, écrit un éditorialiste de Notre-Ville Magazine.
On a des surprises toutefois avec la science ; même en y croyant. Comme le Kugelmass de Woody Allen qui se fait envoyer en personnage (touriste) à l’intérieur de Madame Bovary (le livre) grâce à une machine extraordinaire (elle vous offre des voyages à l’intérieur de vos romans préférés). Très vite Kugelmass s’ennuie du shopping avec Emma Bovary, de ses lectures de romans à l’eau de rose.
À peine de retour dans la vie réelle, il demande à repartir voyager dans Portnoy et son complexe.
Malheureusement, la machine explose pendant le transfert et il se retrouve coincé pour toujours dans un manuel pour apprendre l’espagnol, poursuivi par le verbe Avoir (Tener).
Il y a de quoi décourager les plus aventureux.

À PARTIR DU MOIS DE JUIN 2020 LE BLOG DE L’HISTOIRE SAUVAGE DEVIENT MENSUEL. Il SERA ENVOYÉ LE PREMIER LUNDI DE CHAQUE MOIS.

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On se croirait dans un film mais non

La nouvelle expression “distanciation sociale” est souvent analysée comme fortement idéologique et des opposants proposent de la remplacer par “distance physique”.
Que la direction de l’hôpital puisse annoncer chaque jour qu’il y a plus de sorties que d’entrées laisse rêveurs les amoureux de littérature fantastique qui tout de suite s’imaginent des entrées hors contrôle.
« Et que le circus virule moins ! » a été nommé pour un prix des grands lapsus ministériels.
Heureusement qu’il y a la névrose. On s’ennuierait.
Sans névrose, nous serions restés dans les cavernes. Pourquoi sortir si tout va bien ? On n’aurait jamais eu de crainte ; peut-être même pas d’appréhension ni de sport ou d’émissions de jeux.
On aurait eu les yeux vides, personne n’aurait médité pour se calmer, le cinéma n’aurait pas existé.
Cela n’a pas été le cas. La névrose et la peur sont arrivés.
Cela n’a pas cessé. Dans Notre-Ville aussi.
La peur (la chose ne fait que commencer) est amoureuse et envahit les maisons et il y a chaque jour de quoi s’effrayer, déjà avec le classique « on-ne-vous-dit-pas-tout ».
Les experts de Notre-Ville essayent de comprendre cette circulation de l’inquiétude, de l’interroger, de la scruter, de l’analyser.
Il y a de nombreux débats, des enquêtes, des questionnaires qui circulent dans Notre-Ville au sujet de « Peur sur la Terre ». Récemment un groupe de chercheurs a envoyé ce message à un groupe test :
« Angoisser vos proches en diffusant chaque jour des nouvelles atroces par sms, tweets, blogs, graffiti, murmures dans le creux de l’oreille, discours, lettres, fax, est-ce que cela réduit votre angoisse ?
Est-on soulagé de terroriser des êtres humains en diffusant chaque jour des dénonciations, des preuves d’irresponsabilités, des incompétences, des magouilles, des erreur d’appréciations, des raisonnements imbibés de pur ressentiment, des maladresses contaminantes, des fourvoiements, des déclarations stupides, des mesures abracadabrantes, des mensonges poilus, des exagérations XXL… »

Malgré la guerre annoncée, de nombreux habitants de Notre-Ville ne restent pas inertes sur canapé et profitent du confinement pour suivre la formation des réseaux sociaux qui fait de vous un spécialiste en biologie et virologie en moins de trois semaines.
– Ton diagnostic global sur la mesure de l’effet retard des asymptomatiques dans leur cluster sans randomiser, tu t’en fous?
– Et ton ratio individuel/collectif ne devrait pas t’empêcher de changer ton logiciel comportemental pour éviter certaines manips, non?
(Une nuit un hommage est rendu à Claire Bretecher…)

Là-dessus, notre amour des chiffres continue de terrasser notre amour des lettres. Selon certains amis de la fiction, les chiffres avaient déjà de l’avance.
Les scores de la pandémie sont affichés partout.
Alors, il a fait combien aujourd’hui ?
Ce n’est pas le Covid qui va émousser notre goût pour les chiffres, les évaluations, les comptes, les calculs, les statistiques, bien au contraire.
Pas plus notre amour de la comparaison : Pourquoi la Grèce a-t-elle si peu de morts ?
Nous sommes fous de camemberts, pas seulement en France, de statistiques et de chiffrages. On s’oublie dans les résultats. On s’égare dans les analyses. On se perd dans les commentaires divergents.
Notre attention se perd dans l’attention.
L’amour des courbes n’a pas cessé de progresser. Nous croyons trouver de la consistance et c’est une forme de vie dissolue qui guette : papillons désorientés tapant dans tous les coins de la toile.

Quand au retour de slogans prétendument mobilisateurs (de type : Nous sommes au bord de l’abîme, il est temps de faire un grand bond en avant) nous en avons peut-être assez mais ne l’avouons pas.
Le prix de la phrase la plus entendue a été décerné à : C’est irresponsable.
Comme il avait vu juste Charles Cros : Elles sont vraiment pas belles les personnes qui ont raison.
Pendant ce temps notre maire cherche où Kafka a écrit que le mal est ce qui distrait.
Cette phrase l’obsède.

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Avide covid confine trois milliards de Terriens

En jet continu, la prose électronique coule du confinement général. Nuit et jour l’électricité transporte partout des critiques, appréciations gratinées, remarques justifiées (350.000 contraventions, 10.000 tests de dépistage, on voit où l’argent va, les préoccupations d’une société qui préfère punir plutôt que protéger), déchaînements ironiques, commentaires plus ou moins sérieux dans lesquels des experts essayent d’expliquer pourquoi tant de rires nerveux secouent la population, tous ces habitants de Notre-Ville qui font les malins, comme le signale par exemple Isabel S en fournissant la preuve que, malgré un manque dramatique de masques même pour les soignants, certains continuent de faire de la provocation…

Des collapsologues (ou penseurs de l’effondrement de la civilisation), se réjouissent entre eux : « Dis donc, ça a été encore plus vite que ce qu’on pensait. »
À cela s’ajoutent une multitude d’examens anxiogènes, de solutions effrayantes, de condamnations directes, de menaces il-faudra-rendre-des-comptes, d’avis plus ou moins autorisés sur la durée de survie du virus selon la surface sur laquelle il attend sa victime et son sauveur…
Il y a aussi des appels à la vengeance, des plaintes plus ou moins justifiées, des jugements en tous genres, des attaques imprévisibles, des coups bas, des contradictions, des éreintements de main de maître qui côtoient des avertissements en noms propres, des slogans, des insultes, des reproches pour le manque d’anticipation et les mesures liberticides tout autant que l’absence de mesures, des analyses brillantes et d’autres convenues, ainsi que des billets d’humeur en forme de farce et de l’autopromotion en forme de lettres ouvertes. Une curieuse démangeaison se vautre dans notre monde alphabétisé numérique.
Certains habitants de Notre-Ville font circuler des poèmes, des chansons, des films, leurs photographies d’enfance.
Raymond Devos embrouille tout avec son sketch : On ne sait jamais qui a raison ou qui a tort. C’est difficile de juger. Moi, j’ai longtemps donné raison à tout le monde. Jusqu’au jour où je me suis aperçu que la plupart des gens à qui je donnais raison avaient tort ! Donc, j’avais raison ! Par conséquent, j’avais tort !…
Si vous pensiez prendre le confinement du bon côté, la municipalité de Notre-Ville vous rappelle et vous répète que : Le confinement est un devoir, une obligation, une épreuve et certainement pas une opportunité pour paresser ni une occasion amoureuse, un congé du monde, et encore moins une chance de se divertir. C’est d’ailleurs une des grandes peurs aussi qu’un peuple ne reprenne plus volontiers, agréablement, son activité quotidienne. D’autant plus que de nombreuses activités sont déclarées officiellement sans utilité directe.
Ainsi entend-on :
– Alors, c’est ainsi, ce que je fais tous les jours, me forcer à me lever et à poursuivre du matin au soir du premier janvier au 31 décembre, ce n’est pas vraiment utile ?
– Et moi, de mon côté, c’est très utile, indispensable, vital, essentiel, fondamental et on me paye au plus bas de l’échelle des salaires ?
Bref, beaucoup d’habitants sont mal.
Chaque semaine, l’observatoire des comportements (ODC) dans Notre-Ville diffuse une étude de comportements très commentée et appréciée.
Quelques-uns prennent le confinement pour une expérience philosophique énorme et étudient Descartes qu’il pleuve ou vente : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »
Il y en a pour relire « La psychologie des foules » de Gustave Le Bon et le prendre de haut.
« On ne discute pas plus avec les croyances des foules qu’avec les cyclones.
… L’unanimité de nombreux témoins est une des plus mauvaises preuves que l’on puisse invoquer pour établir un fait. Ce n’est pas le besoin de la liberté, mais celui de la servitude qui domine toujours dans l’âme des foules.
…l’individu en foule se rapproche des êtres primitifs. Inaccessible aux nuances, il voit les choses en bloc et ne connaît pas les transitions
. »
Beaucoup visualisent les pays qui ont « aplati la courbe » de l’infection et ceux qui n’y sont pas encore parvenus.
Dans le vocabulaire, écraser le pic devient aussi courant que distanciation sociale, hydroxychloroquine, gestes barrières, cluster, clapping à vingt heures, plaquenil ou collapsologues.
Durant le confinement de nombreux habitants ne savent plus comment se tenir pour réfléchir. La position Restez chez vous est difficile à garder.

(Bruno Munari Ricerca della comodità in una poltrona scomoda)
L’ODC (observatoire des comportements) signale de fortes tendances à la sur-occupation.
La vidéo de Paolo Camilli illustre cette tendance dans un seul appel téléphonique . (à voir en cliquant ici sur Agenda de quarantaine)
« Je pense que cette quarantaine est un peu l’occasion d’être seul, n’est-ce pas ? En contact avec soi-même. Mais bien sûr on peut faire un appel vidéo. Quand ? Attends, je prends mon agenda. Ce soir à sept heures, tu dis ? Non… J’ai du yoga en direct sur Instagram. A 18h j’ai la flashmob sur le balcon, on chante « Sole mio. » Le matin j’ai un workout en direct sur Facebook. Non… ça ne va pas le faire non plus. A midi il y a l’autre flashmob, toujours sur le balcon, on chante « Musica e il resto scompare » Mais marque-les, bon sang ! L’après-midi il y a le direct Fedez-Chiara Ferragni. Je ne peux absolument pas le rater. Dans les prochains jours : c’est le bazar ! J’ai déjà trois invitations à déjeuner sur Skype, deux dîners en vidéocall sur Whatsapp… Pas même le week-end, j’ai deux apéritifs sur Microsoft teams. Et la semaine prochaine j’aurais en plus le concert d’Al Bano et Romina sur TikTock, le cours de Pilates sur Youtube et un anniversaire sur Messenger. Ecoute c’est vraiment compliqué. Est-ce qu’on peut pas plutôt s’organiser pour la prochaine fin du monde ? Bon… Oui, voilà, comme ça on fait tout calmement. À bientôt. Bisous bisous bisous. (une voix de la télévision : Êtes-vous prêt pour la leçon de Zumba »)… Oh ! Zumba ! »
Si les paranoïaques ont des grandes chances de survie, comme d’habitude, si l’on en croit le dicton Seuls les paranoïaques s’en sortiront vivants, il semble que les obsessionnels ont aussi de bonnes chances.
Et pendant ce temps le temps n’arrête pas, même pas une minute.

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Covid Covid dis-nous qui nous sommes

Quand Notre-Ville a été palpée par le coronavirus (ou covid-19) très peu de gens y ont cru.
À part les extrêmes paranoïaques amoureux des mesures de protection et de défense personne ne voulait y croire, tout le monde pensait y échapper. D’ailleurs, c’était presque une tradition humaine.
Albert Camus l’avait déjà décrit dans la Peste en juin 1947 :
« Beaucoup, cependant, espéraient toujours que l’épidémie allait s’arrêter et qu’ils seraient épargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encore obligés à rien »
D’autre part, les dirigeants craignaient de voir la population se transformer en démon incontrôlable si celle-ci réalisait l’horreur qui risquait de se produire.
Le remède pire que le mal, entendait-on, était aussi un virus.
Personne ne voulait comprendre ce que signifiait : contagion exponentielle.
Il aurait fallu expliquer l’histoire de Sissa.
En Inde, un roi demande à un sage (Sissa) de le distraire et celui-ci invente le jeu d’échecs. Le roi emballé demande à Sissa ce qu’il veut en récompense. Sissa propose au roi de prendre l’échiquier et de faire poser un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, puis quatre sur la troisième, huit sur la quatrième et ainsi de suite, en doublant à chaque fois le nombre de grains de riz. Le roi et les conseillers trouvent la demande tout à fait raisonnable. Mais lorsqu’on essaye de la réaliser, on s’aperçoit qu’il n’y a pas assez de grains de riz dans tout le royaume pour la satisfaire.
C’est peut-être cela qu’il aurait fallu dire et encore pire, à chaque case ce n’était peut-être pas le double mais le triple ou le quadruple… ce qui, dans le cas de l’augmentation exponentielle des malades provoquerait à terme l’engorgement de tous les hôpitaux.
Quand on a commencé de déchiffrer, (à la façon d’un jeu enfantin où il faut relier les points pour créer une forme, nous avons vu apparaître un monstre), il a fallu digérer certaines humiliations.
Il a fallu admettre d’abord que les méthodes autoritaires étaient plus efficaces que les méthodes libérales pour sauver les peuples en cas de pandémie. Pour beaucoup d’habitants de Notre-Ville c’était dur à avaler.
Dur à ingurgiter que les démocraties aient tant de mal à limiter les mouvements, à imposer des lois et des comportements (paradoxalement favorables à la communauté).
Nous nous sommes tant moqués des disciplinés.
Tout de suite dans Notre-Ville les deux groupes les plus remarqués sont : les paranoïaques et les trompe-la-mort.
Les paranoïaques développent une infinité de raisonnements malades sur la santé. Ils devinent qu’ils s’en sortiront toujours mieux. D’autant mieux qu’ils acceptent facilement de ne pas vivre (se congeler par exemple dans un trou au fond d’une crevasse) du moment qu’ils vivent plus longtemps. Ils ne voient pas le paradoxe. Durer leur est plus important que comment vivre. Tant pis pour la qualité si on a la quantité.
En même temps Notre-Ville devient un lieu d’observation des comportements humains.
Des centaines d’observatoires des comportements sont créés.
Beaucoup d’habitants (pas encore vieux) se raidissent et reprochent à la jeunesse son insouciance, sa façon de rire au soleil dans les parcs alors qu’il faudrait s’enfermer chez soi. On photographie et on dénonce cette jeunesse. La dénonciation est courante.
En même temps, pour équilibrer, il nous faut rire de tout aussi.
À vrai dire tout le monde est anxieux, chacun à sa façon.

La force du déni est incommensurable. Un prochain colloque dans Notre-Ville est prévu, intitulé : Le déni des foules. Même au bord de l’abîme certains ne voient pas l’abîme et continuent d’avancer droit devant. Ce n’est pas qu’ils refusent la réalité, ils ne la perçoivent pas, ils continuent comme si de rien n’était.
Quelqu’un s’est demandé si beaucoup de Juifs n’avaient pas connu pareil déni dans les années trente, quand ils refusaient de quitter l’Allemagne malgré de plus en plus de signes menaçants. Quelqu’un a dit que ce n’était pas comparable. Il est vrai que rien n’est comparable.
Nous sommes débordés de fausses informations, c’est aussi le charme de la liberté.
Des experts, des scientifiques se contredisent.
Nul ne veut admettre le tâtonnement, l’hésitation, le conflit cornélien et encore moins l’ignorance.
Mais sans les chiffres et les courbes aurions-nous bougé ? est une question fréquente jusque dans les souterrains de Notre-Ville.
Parce que très vite les chiffres sont devenus alarmants : les malades se multiplient, les cadavres aussi, on va déborder les hôpitaux.
Les gouvernements ne savent comment s’y prendre, cafouillent, bafouillent mais comprennent la double contrainte : autoritaire on le leur reprochera, laxiste on le leur reprochera.
Il faut vraiment aimer être haï pour contraindre très fort un groupe humain.
La violence est toujours mal vue. On devient le monstre. Au mieux, le gâcheur d’ambiance hypocondriaque.
Au début du confinement, en cas de sortie, on devait remplir un papier soi-même en indiquant la raison de son déplacement.
Tout de suite les rieurs s’en sont emparés.

Ensuite les cyniques ont pris leur place à côté des paranoïaques, assurant que de toutes façons la pandémie est humaine. Certains ont cité Cioran :
“Désunis, nous courrons à la catastrophe. Unis, nous y parviendrons. » Cioran
Certains se sont réfugiés dans les livres, les films, les séries.
Certains enfants ont découvert qu’ils avaient des parents, certains parents ont découvert qu’ils avaient des enfants.

Les poètes font circuler le poème Comment s’en sortir sans sortir de Gherasim Luca.
La plupart des habitants suivent tous les jours l’évolution de la chose et la chose les suit aussi.
Personne ne sait sur le moment s’il vit une époque intéressante ou non.
Une certitude : Covid dit quelque chose de nous.

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Brève histoire de la pensée (le début)

A ses débuts sur Terre, sans robot, mixeur, hachoir ni couteau, n’ayant que des pierres pour tailler et les yeux pour pleurer, sans même un mouchoir, l’homme dispose d’une dentition à la puissance colossale.
Même Jacques Brel paraît démuni à côté de l’homme préhistorique.

Une force dans les mandibules que l’être humain ne retrouvera plus. A cette époque sa mâchoire est si solide qu’il n’utilise pas toujours une grosse pierre pour briser les os. Il casse les côtes de bœuf (ou autres) avec ses dents. Il brise aussi les noix, les noisettes aussi, d’un coup de mâchoire comme un grain de raisin. Il mange les huitres et les moules avec la coquille. Crac, hop. Il n’est pas raffiné. Il n’a pas inventé la paille, le rince-doigt et le dentiste. Il ne danse pas le cha cha cha. Il mange avec ses mains, sans serviette ni nappe. Il lui faudra des siècles pour apprendre à s’essuyer avec la nappe.
Puis, à force de coups de tête, d’efforts mal récompensés, de sucre dans la tambouille, vieillissant aussi, il finit par se casser des dents, la souffrance fait toujours réfléchir un peu.
Alors, il réfléchit. Réfléchissant, il mâche, il rumine, il pense en regardant le feu, sa prototélévision.
Il gamberge.
Toute la famille s’y met (mâche, mastique, gamberge). Tout le monde réfléchit. C’est l’escalade de la pensée. L’homme conseille à ses amis le feu pour cogiter. C’est une forme de télévision le feu, bien que le feu n’ait pas donné le mot feuilleton. Le programme est limité à une chaîne mais c’est la vôtre et vous pouvez laisser votre cerveau compléter.
Ainsi devant le feu, l’homme gamberge et médite. Il peut même parfois s’en plaindre et regretter l’époque des énormes mandibules.

Cette réflexion, cette pensée, pénètrent ses gènes, on sait maintenant que l’expérience se transmet aussi par la sexualité.
Génération après génération – l’être humain n’est pas pressé, il a des millions d’années devant lui jusqu’à l’extinction du soleil – il évolue sur certains plans. Peu à peu son cerveau prend de plus en plus de place, il grossit, il se développe.
Que se passe-t-il alors ?
Ses mandibules se réduisent de plus en plus jusqu’à la quenotte.
Il change. Il taille la peau de l’ours en trois quart, il fait des pantalons.
Il apprécie les fleurs, il en offre pour la Saint Valentin. Il passe de la massue au scrabble.
Il se raffine, danse, joue de la guitare (La Bruyère jouait de la guitare et faisait le pitre dans la maison de Condé ).
Bref. Le visage de l’être humain change, ses sentiments aussi, il se parfume, il devient précieux, un jour arrive la bouche en cul de poule.

Peut-on en déduire que : plus on est intelligent, moins on a de grosses dents et plus on devient végétarien ?
Ce sont de longs débats comme Notre-Ville en a l’habitude.
On coupe les cheveux en huit dans la longueur.
On dit plus souvent non que oui. On se plaint. On parle plus que l’on n’agit. Chez nous c’est comme ça. On râle mais rien ne change (sinon comment pourrions-nous nous plaindre ?). Nous sommes Français.
Et puis, après la plainte, on finit par trinquer.

Si nous admettons qu’un jour l’être humain n’est plus arrivé à casser des côtes de bœuf avec sa mâchoire et qu’il a commencé de réfléchir et concevoir. Et que réfléchissant et concevant, il a gagné en cerveau et perdu en mandibules, il n’est pas interdit de penser qu’il a, toujours réfléchissant et concevant, commencé à faire casser ses côtes de bœuf par quelqu’un d’autre. De fil en aiguille il a embauché.
Est-ce le début de l’entreprise ?
L’entreprise n’est-elle pas d’abord née d’une faiblesse et d’un désir ?
Finalement d’un besoin des autres qui ne tourne pas toujours à l’avantage des autres ?
Pourrait-on en déduire que la réduction physique des maxillaires offrant plus de place pour le cerveau, pour qu’il pense, gamberge, rumine, finisse par l’inciter à monter des coups, bluffer, mystifier et que, de fil en aiguille, l’accumulation devienne la seule raison d’être jusqu’à la destruction ?
Voyou ? Chef de gang ? Seigneur ? Aristocrate ?
Je m’en veux de m’emporter ainsi, d’élucubrer, dit Joseph.
Heureusement Nathan Moller finit toujours par me ramener à la raison et à la maison.

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De cuisinier à chef (d’entreprise)

Du meilleur ouvrier en cuisine nous sommes passés au chef d’entreprise.
Nathan Moller explique ça à Joseph qui étudie l’histoire de la cuisine. Du dix-neuvième siècle au XXIème siècle.
Tu me diras, Joseph, que l’entreprise est partout, non ?
La plupart des chefs d’État adorent l’expression : il faut renégocier. Ce n’est pas pour rien, non ? Ils parlent en chefs d’entreprise plus qu’en présidents politiques.
Et depuis le XIXème siècle ? a demandé Joseph que la cuisine intéresse. Au vingt-et-unième siècle ?
Eh bien, au XXIème siècle, le chef en cuisine se dirige franchement vers l’artiste, assure Nathan Moller. C’est une figure nouvelle d’entrepreneur.
Pourquoi franchement ?
Parce que ce n’est pas tout à fait nouveau. Au début du XIXème siècle, déjà, enfant abandonné et autodidacte, Antonin Carême (1784-1833) deviendra le champion de la pâtisserie artistique (rien à voir avec le patinage). Il mutera en boss de la pièce montée, le roi des cuisiniers, le cuisinier des rois, probablement l’un des premiers chefs qui invente une manière de cuisinier comparable à la façon d’un artiste, fasciné par l’architecture classique qu’il copie, étudie et dessine pour la transposer en pâtisserie.
C’est l’auteur du pâtissier pittoresque ?
Oui.
Oh mon dieu !
N’exagére pas, Joseph.

Cela dit, l’artiste n’est guère fréquent dans le monde des cuisines. La figure est plutôt récente.
Au dix-neuvième siècle, le chef est surtout le meilleur ouvrier (même si le titre de meilleur ouvrier n’a été créé qu’en 1924).
Le plus souvent, selon l’image d’Épinal, quand il n’est pas en colère et qu’il sait contenir sa rage et sa fureur entretenues par le feu, les fourneaux et le rythme du service, en dehors de la cuisine, le chef est la plupart du temps muet. On le dit taciturne bougon, bourru, parfois grincheux, susceptible dans tous les cas, soupe au lait, et on ne lui donne jamais la parole. Que nous dirait-il ?
Du matin au soir il reste dans la cuisine, il ne parade pas, il n’est jamais à la Une. La publicité, la gloire, les feux de la télévision commencent sans lui.
Au vingtième siècle, le chef sort de la cuisine.
Il organise des concours, des prix, montre sa bobine.

Après la deuxième guerre mondiale, il descend dans les salles à manger de la clientèle par la fenêtre de la télévision.
Il donne des recettes sur un écran noir et blanc.
Le chef de cuisine devient aussi chef d’entreprise, il monte des affaires.
Il ouvre des restaurants, crée des concepts, écrit des formules et des projets, invente des tendances, élabore des façons de servir, de cuire, de goûter, imagine des alliances de goûts inattendus, prend de l’assurance et des avions. Il se développe, il prend parti, il représente la ville, la région, la France, il voyage à l’étranger, il gagne des concours, il rapporte des médailles. Il communique. Il se sent ambassadeur, avocat, engagé. Il a plus d’une carte.
Sont nées la gestion et, surtout, la communication culinaire.
Le chef n’est plus silencieux au fond de sa cuisine et il parle de plus en plus. Il l’ouvre. Devient loquace. Il multiplie les interviews, écrit des livres, anime des émissions. Met son grain de sel, conseille, défend, argumente, crée des tendances. On l’écoute, l’imite, le copie, le plagie. Il se défend des attaques, il invente, il brille.
On le voit apparaître à la télévision, on l’entend à la radio, on le lit dans les journaux.
Il va au spectacle, tout devient spectacle, il se rapproche des stars, des lumières et de la jet set.

Au vingt-et-unième siècle, voilà l’artiste. Il faut le suivre dans ses recherches, accepter ses propositions, entendre sa présentation, l’écouter décrire ce qu’il vous offre. Il approfondit, il cherche, il fouille les marchés, découvre, visite, revisite, resitue, remet au goût du jour, devient l’apôtre du circuit court, dénonce, défend, chasse les saveurs, en crée de nouvelles, il s’autorise, il transgresse, il triomphe, il semble sans limite. Il est beaucoup plus question d’expériences, de sensations nouvelles, d’effets, de performances.
Nathan Moller a quelques idées sur l’art et la cuisine.

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Génie de la contemplation

Tous ses efforts pour éviter l’évaporation (fenêtres fermées) ou le ruissellement (il calfate) n’empêche pas l’homme de voir son magot rétrécir, à la façon d’une bête qui grignote sans faim sa propre patte.
Heureusement, la terreur qu’il lui arrive quelque chose de douloureux, occupe ses journées et le mine la nuit, au point que la dépense finit par moins le gêner que l’obsessive préoccupation.
Un jour, il rencontre Carol Piedtenu au Pico Pico après une conférence sur les gens qui, à force de se priver, finissent par avancer le restant de leur vie à la façon de fantômes dans un couloir où des momies se balancent sans fin dans des rocking-chair grinçants, claquant des dents devant des rideaux abîmés et effilochés, écoutant des musiques terrifiantes sur des gramophones abîmés dans des odeurs de médicaments.
Tout cela en boucle infinie, un peu floue, effilochée.
La conférence se termine sur une image de Robert Morris : Steam.

Au Pico Pico, (nous ne saurons si c’était pervers ou salvateur) Carol Piedtenu a conseillé à l’homme replié d’étudier Raphaël de Valentin, le personnage de Balzac dans la Peau de chagrin. Reclus trois ans dans une mansarde pour écrire La théorie de la volonté et plus tard désespéré, Raphaël de Valentin tombe chez un antiquaire sur la peau de chagrin qui accomplit tous les vœux. Son inconvénient : elle rétrécit à chaque vœu.
Insensible aux conseils de l’antiquaire qui lui conseille, un peu coach, de renoncer aux ambitions (“Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit.”), en sage au-dessus de la consommation, d’abandonner tout shopping, d’être l’anti Emma Bovary shopping addict girl, voilà Raphaël de Valentin le dépressif qui prend la peau de chagrin et le voilà parti sur ce chemin diabolique du plaisir chaque jour un peu diminué. Voilà un classique pacte faustien.
Selon Georges Palante (Le Bovarysme) cette peau de chagrin oblige le personnage à ne plus faire un geste, ne plus bouger par peur que la peau de chagrin rétrécisse…
Carol Piedtenu en déduit une alternative :
Soit vous êtes coincé définitivement… Soit vous développez un génie de la contemplation…
Ce soir-là, invité sur une des scènes du Pico Pico, les fantômes du groupe Skull and Bones ont applaudi et chanté en chœur :
– Il vous reste la contemplation de votre propre et inéluctable dégradation.
Depuis quelques années, dans Notre-Ville, il n’est pas rare qu’apparaisse un petit groupe de fantômes se réclamant de la société secrète Skull and Bones fondée en 1830 à l’université de Yale.

Ce petit groupe de fantômes fanatiques suit Carol Piedtenu et crie : Quel génie madame !
(Personne ne sait pourquoi.)
Quand on fait remarquer à l’homme qu’il se prive de tout et se protège de tout, il répond qu’il ne se prive jamais.
Il a raison.
Oui, il a raison, il est lucide.
Il ne se prive jamais.
Il ne désire plus rien.
Il est devenu un nuage de l’être.

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Tsundoku

Bien que le capitalisme consiste à accumuler sans fin, la comparaison avec le tsundoku s’arrête là.
Accumuler des livres en pile dans sa maison (même en pile tordue par fantaisie de type Tour de Pise) est une forme de maladie capricieuse (frappant à tout âge) nommée le tsundoku.
Diagnostiquée quand les livres sont empilés sans être lus, cette affection peut prendre des proportions démesurées et envahir toutes les pièces de la maison (tsundoku géant).
Il ne faut pas confondre ce mal avec la syllogomanie ou complexe de Diogène (accumulation délirante d’objets).
Le tsundoku est en quelque sorte une maladie de l’acheteur de livres qui ne range pas ses livres sur des étagères.
Le non-rangement sur la tranche est essentiel dans le développement de cette affection. Le colloque sur l’importance de la tranche dans la vie humaine est assez évocateur à ce sujet.
Bref. Un acheteur de livres qui ne lit pas mais range sur des étagères n’est pas techniquement atteint de tsundoku. Il peut s’agir d’une légère roublardise (nous en connaissons tous).
Pour être atteint de tsundoku, il faut faire des piles.
On peut acheter comme un malade et lire jusqu’à la scoliose, tout va bien. La maladie commence avec la pile. Le tas en revanche se rapprocherait de la syllogomanie.
On demande souvent aux médecins de Notre-Ville si le fait que les livres soient en pile est une condition primordiale pour diagnostiquer un tsundoku chez l’acheteur de livres. La réponse est oui. « Tsunde » signifie « empiler » et « oku » signifie « délaisser ».
Les passionnés de lecture finissent souvent par attraper un tsundoku carabiné. Il y a des tsundokus sans le savoir, des Monsieur et Madame Jourdain du tsundoku. Beaucoup de tsundokus passagers, des crises.
Il y a des tsundokus indolores, des douloureux, des lourds, des baroques, des romantiques, des enfantins….
Il n’est pas si rare d’entendre : « J’ai mal à mon tsundoku. »
Il y a des tsundokus qui n’en sont pas.
Henri Michaux n’avait pas de tsundoku.

Karl Lagerfeld n’avait pas de tsundoku.
Ni survêtement d’ailleurs.

Joseph Delteil frôlait le tsundoku.

Le syndrome (malin) couvre des pathologies différentes : ceux qui ouvrent les livres souvent (et se croient à l’abri de tout), ceux qui les ouvrent un peu de temps en temps et ceux qui ne les ouvrent jamais.
Ceux qui accumulent des livres pour se donner un genre japonais, ceux qui font croire qu’ils ont un tsundoku (snobisme, mode, tendance) mais qui, dès qu’ils sont seuls, lisent à devenir lettrés.
Contrairement à l’avis des experts de la commission européenne, nous savons avec certitude qu’il ne s’agit pas seulement d’une maladie de journalistes, de critiques littéraires ou de bouquinistes.
Pas mal d’écrivains en sont atteints. On trouve aussi des professeurs. Beaucoup de compulsifs. Une nombre record de fétichistes. Quelques libertins (Vous n’avez pas vu mes piles ?). Et des poseurs évidemment : une seule pile au milieu d’une pièce.
Accumuler sans lire se transforme parfois en raffinement.
Pour entasser il y a pourtant bien mieux que le papier.
Quand vous essayez l’empilement de façon numérique, vous ne revenez plus à la pile en papier (à part quelques cas marginaux de rétromaniaques).
Le numérique permet et développe l’entassement à mort.
C’est le symptôme du « J’ai le document, je le lirai plus tard ». Nous le connaissons tous. Le bureau de l’ordinateur est un cimetière.
Au sujet de notre société qui se retourne beaucoup plus sur le passé qu’elle n’invente, ivre de nostalgie, recyclant tout son passé en permanence (en musique surtout), téléchargeant sans cesse pour écouter plus tard, le livre de Simon Reynolds « Retromania » est passionnant. (Il compare les archives musicales à un placard à vêtements où nous pouvons opérer des « surimpressions nostalgiques », un recyclage à gogo provenant de différentes époques et nous permettant de revêtir des rôles comme on essaye un costume)
Si on prend le temps d’ouvrir ce livre dans la pile, évidemment.
Les dernières recherches s’orientent vers toutes les piles que nous avons dans la tête, invisibles et possessives… Un océan est devant nous.
Les piles ont gagné le monde.

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Héritage et nettoyage

Il y a des années une équipe d’Harvard a enregistré une modification de l’adn chez des êtres battus ou violés dans leur enfance. On a évoqué des cicatrices moléculaires dans l’adn des victimes. Le sperme présenterait des traces. Des empreintes, des marques, des signes, appelle-le comme tu veux.
– Chez ceux qui ont été exposés à des violences ?
– Oui.
– Tu veux dire qu’ils pouvaient transmettre le…
– Oui…
– Mais alors… depuis le temps…
– Quoi ?
– Ben… si tout ce qui arrive aux êtres humains s’enregistre depuis la préhistoire… on devrait être tous complètement dingues…

– Justement… Je vais te montrer l’hologramme de la spécialiste des troubles traumatiques à l’université d’Harvard, qui a dirigé cette étude : La question qui se pose alors est de savoir comment ce traumatisme peut passer sous la peau pour affecter la biologie même des individus. Les scientifiques ne comprennent pas comment cela se transmet. Parce qu’il y a un nettoyage au moment de la transmission.
– Quoi ?
– Oui.
– Il y a un nettoyage au moment de la transmission. Sinon tu imagines l’état dans lequel on serait si depuis la préhistoire les êtres humains se transmettaient leurs traumatismes ?
– C’est ce que je te disais tout à l’heure. Et on parlerait de troubles traumatiques transmissibles ?
Cela n’empêche pas les épigénéticiens de s’empoigner dans les rues de Notre-Ville. Jusque sur la plage quand il fait beau et de se rouler dans le sable, de saigner parfois pour le plaisir des photographes de réseaux sociaux.
Même en maillot les partisans du nettoyage (un nettoyage du sperme se fait automatiquement) s’opposent aux partisans de la transmission.
Notre mode de vie laisse-t-il des marques génétiques par-dessus le nettoyage ?
L’épigénome (à la différence du patrimoine génétique, l’épigénome est variable. Il dépend de plusieurs facteurs tels que l’âge ou l’environnement) est modifié.
Quoi ? Un sperme couvert de cicatrices !

Une espèce de Moby Dick qui traverserait les siècles depuis l’apparition de l’être humain ?
Un monstre en nous depuis les cavernes traverse les sexes terrestres… Il surgit d’une espèce de serpent fendu… un petit tuyau capricieux… et se tortille partout dans l’océan à la façon d’une bombe désirante ?
Ce phénomène peut hérisser tous les poils de votre corps. Vous imaginez ? A partir d’un truc si petit, presque insignifiant, giclé.
Votre héritage. Victime, bourreau, spectateur.

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Happycondriaque

Carol Piedtenu a du travail avec les obsédés de la défaillance. Ils pinaillent à la moindre fêlure et s’écroulent. Des oiseaux noirs sortent des fentes.
Les anxieux de la faiblesse défilent avec les mêmes questions.
Suis-je atteint d’une terrible faille ? On ne prononce plus le mot névrose au bureau de Kaiser, l’élu au bonheur municipal.
La névrose, c’est le passé.
Suis-je atteint de faiblesse au point de désirer vivre obsédé de bonheur et de satisfaction ?
Suis-je si mal au point de revoir la mélodie du bonheur la nuit de Noël sans y trouver de réconfort ?
Partout, dans les médias de Notre-Ville, les chercheurs étudient cette orientation politique municipale, portée par l’élu au bonheur municipal : Suis-je assez heureux ? Y ai-je droit ?
Dans une version moderne : Suis-je devenu happycondriaque ?
En ont-ils fait assez pour nous ?
Est-ce que j’ai encore bafoué l’instant présent qui plus tard se vengera ?
Est-ce que je ne manque pas un peu de culture ?

Si je suis introverti pourquoi devrais-je m’obliger à toujours rencontrer des gens pour être normal alors que cela me déséquilibre ?
Le témoignage de cette Anglaise est frappant :
« Comment ai-je pu enfin admettre que j’étais introvertie et refuser les invitations sans culpabiliser ? Après des années d’alcool pour rendre les obligations sociales supportables, j’ai enfin accepté ma peur de parler aux inconnus et suis maintenant en paix avec ça. Qu’ils aillent tous se faire voir, je suis mal à l’aise avec les autres et je ne veux plus m’obliger. »
Bravo Jane et merci pour ce témoignage.
Cela dit, est-ce que, comme le suggère plusieurs organismes bancaires, j’ai bien préparé le futur ?
N’ai-je pas oublié l’essentiel ?
N’ai-je pas perdu mon temps ?
N’ai-je pas gâché de belles années en gardant cette allure maladroite qui fait penser à Jacques Tati ?

Ne devrais-je pas plus réfléchir au lien entre l’inspecteur Colombo et Jacques Tati et à leurs femmes toujours absentes ?
Pourquoi ne pas envisager de cesser d’avoir des regrets comme on arracherait des herbes longues et grises sur la pelouse ?
Ne vaudrait-il pas mieux que je profite d’instants précieux avec des proches dans un parc d’attractions, par exemple, où je pourrais bénéficier d’activités en pleine nature et d’un logement avec balcon avant qu’il ne soit tard ?
Ne vaudrait-il pas mieux que j’opte pour le programme de mes rêves ? (Comment connaissent-ils mes rêves ?)
Ou bien est-ce trop tard ?

L’élu au bonheur ne sait plus où donner de la tête pour rassurer les visages inquiets.
Notre-Ville ne manque pas d’anxieux transpirants, de bouches amères, d’ongles rongés, de cheveux arrachés, de gens qui restent couchés des jours, d’émissions télévisées et radiophoniques sur le réconfort.
La multiplication des débats à la télévision et à la radio est un signe majeur de société mal en point.
Le désarroi est roi. La mauvaise haleine aussi.
La détresse est déjà dans le biberon. L’espoir ressemble à un confetti.
Le souci est un produit aussi demandé que l’embarras qui colle. Ça suinte dans nos esprits et nos cœurs. Ça perle.
Nous sommes perclus d’anxiété à cause du bonheur.
La poésie molle n’arrange rien.
Nous ne dormons plus si bien, avec ces chauve-souris.
Le bonheur inquiète les plus tendres, les ravage parfois sur le rivage de la Baie des Espèces.

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La tomate est aussi arriviste que l’aubergine

Parmi les envahisseurs et colons, l’air de rien sinon rebondie, timide et charnue, si portée à rougir, la tomate est bien placée.
Un jour, cette native d’Amérique centrale a réussi à se déplacer depuis ce lointain continent jusqu’en Méditerranée.
Très vite cette fausse modeste ne joue pas franc jeu et parvient à se glisser entre fruits et légumes.
Mangeant à tous les râteliers, la tomate se pavane, montre ses formes et frime en sauce (ce que la pomme de terre autre migrante malgré son ambition de discrète en robe de chambre n’a jamais pu réaliser).
Cette roublarde de tomate se fait si bien accepter, admirer, apprécier qu’elle décroche des médailles du style label IGP (indication géographique protégée) en Italie. Oui, en Italie. Il fallait y arriver. Quand on est parti d’Amérique du sud.
Arrivée avec rien, venue de si loin, sans même une valise, par sa seule force persuasive la tomate a su se faire désigner comme pur produit local. Les gastronomes ont la mémoire courte.
Depuis, elle se trémousse et n’a de cesse de modifier ses formes et ses couleurs.
Ed Ruscha s’en serait inspiré pour Don’t afraid to ask, 1986.

La tomate s’est diversifiée à un point ahurissant : il existe maintenant des milliers de variétés. Chaque jour on en voit de nouvelles plus ou moins pimbêches (orange, noire, bleue, bientôt à rayures, à pois, à frises) s’allonger dans l’assiette.
Prête à tout, la tomate s’offre crue ou cuite.
Elle introduit comme elle accompagne en escort.
Elle s’est installée (délocalisée dirait-elle) partout, l’air de rien, en Afrique, en Asie, en Amérique.
En France, elle débarque sans papier au XVIème siècle.
Elle pénètre l’académie française en 1835.
Elle n’est pas née de la dernière pluie. On a retrouvé deux fossiles en Patagonie ayant plus de 50 millions d’années.
Il est probable que ce sont les Espagnols qui ont découvert la tomate au début du XVème siècle au Mexique.
Selon Bernardino de Sahagun la sauce tomate aztèque est très bonne (Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne) mais aucune trace de la pizza.
N’ayant pas inventé la roue, les Mayas ne pouvaient inventer la pizza.
Déjà très déterminée à l’époque, la tomate dissimule sa volonté d’hégémonie et son impérialisme et persuade les Espagnols de l’emmener en Europe. Les Espagnols n’y voient que du feu et deviennent les passeurs.
On ne peut toutefois pas dire que la tomate est mexicaine pas plus que l’on ne peut dire que la carotte est afghane.
Quel charme toutes les deux pourtant. Quelle façon de nous ensorceler.
Comment ne pas penser à l’allégorie de la simulation de Lorenzo Lippi ?

Venues s’installer très tôt en Europe, la tomate et la carotte, nous le savons, ne sont pas sans rivale.
Notre-Ville va, paraît-il, bientôt créer un temple de l’aubergine.
L’aubergine se pointe en Asie dès la préhistoire.
Sans connaître la success story de la tomate (les choux pleurent de rage de ne jamais aussi bien percer qu’en Allemagne), l’aubergine poursuit une belle carrière et a toujours de bonnes perspectives de développement. Elle aussi, comme la tomate, s’est imposée en Méditerranée dans la voie du produit local. Grand sens de l’adaptation, tenue toujours correcte, l’aubergine a un dress code simple et efficace.
Elle aussi, l’aubergine, est venue un jour envahir la Méditerranée (on se demande ce qu’il y avait en Méditerranée (à part la fierté, qui est peu nourrissante)). On la suppose arrivée au Moyen-Orient au temps des conquêtes islamiques entre le VIIIe et le XIe siècle. Depuis l’Égypte elle gagne le Maghreb, puis l’Espagne et la Sicile.
Elle en aurait à raconter, l’aubergine.
Elle en a vu des palais.
Tout le monde a un palais. Tous les êtres humains sont équipés d’outils pour goûter, apprécier, savourer et savoir.
Bref.
Qui dirait maintenant que la tomate et l’aubergine ne sont pas méditerranéennes ? Personne n’oserait. Elles sont plus méditerranéennes que les Méditerranéens.
La tomate et l’aubergine sont devenues des représentantes de la tradition méditerranéenne comme si elles avaient toujours vécu là. Voilà l’intégration.
Tout cela ne s’est pas fait facilement. Les premières générations ont souffert. La France aux patates !
(Cela dit la patate est arrivée aussi d’Amérique du sud avec les conquistadors au XVIème siècle et très vite elle est synonyme de vitalité et de tonus : avoir la patate).
Quand les aubergines ont débarqué en Méditerranée, le blé assurait : Comment peuvent-elles oser prétendre représenter la Méditerranée ? Rien qu’avec la couleur de leur peau ?
Plus tard, quand les tomates se sont pointées à leur tour en Méditerranée, les aubergines l’ont mal pris et se sont senties envahies. Comment ces tomates peuvent-elles oser prétendre représenter la Méditerranée ?
On a commencé de faire croire que les aubergines avaient toujours été là et les tomates aussi.

Le riz est méditerranéen aussi, tu vois, comme la paella ou le risotto.
– Je n’ai rien vu en Méditerranée.
– Tu te rends pas compte.
– Je te dis que je n’ai rien vu.
– C’est parce que tu es arrivée trop tôt.

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Grenouilles dans le lait

Avant chaque manifestation dans Notre-Ville, c’est un mystère qu’aucun enquêteur n’a pu expliquer (pourtant les enquêteurs, sociologues, génies du détail, artistes en résidence, princes de l’interprétation et de l’observation carabinée ne manquent pas), il y a toujours quelqu’un (tout âge et genre) pour raconter l’histoire des deux grenouilles tombées dans une marmite de lait. Dans certains versions la marmite est un vase, une cuve, un bac, un pétrin, une amphore, un faitout, une cocotte, un couscoussier, une énorme cruche, une jarre…
Bref.
Les deux grenouilles sont tombées, on ne sait comment, dans une profonde marmite de lait dont elles ne peuvent sortir
Les deux grenouilles sont très différentes. L’une est ouvrière sur un chantier et sportive. Elle marathonne souvent le dimanche. L’autre est plutôt philosophe fragile de la gambette.
La grenouille frêle et théoricienne tombée dans la marmite a étudié et réfléchi à la situation dans laquelle elle se trouvait, à ces parois lisses et désespérantes qui fendent le cœur, à l’évasion chimérique, à la finitude, à Sartre et à Heidegger. Déjà têtard elle était en avance. C’est une tête du monde amphibien, une grenouille surdouée qui n’a jamais été traquée pour ses cuisses (il faut dire peu musclées). C’est probablement la plus brillante des grenouilles de la mare et de loin. Elle en a vu des princesses bien roulées venues la consulter sur les crapauds prétendants.
Bref, dès qu’elle s’est retrouvée dans ce lait, elle a déduit de son analyse des parois de la marmite qu’il valait mieux rester stoïque, garder ses forces, attendre les secours et penser plutôt que de gigoter vulgairement. Elle en a déduit qu’elle et sa compagne de chute ne s’en sortiraient pas et qu’il était vain de se débattre. Qu’il valait mieux se mettre à méditer comme David Lynch.

Elle fait donc la planche, provocante, trompe-la-mort et attend la fin en repensant à ses belles années vertes dans l’herbe. Elle retrouve des poèmes qu’elle avait appris par cœur. Elle récite Fernando Pessoa.
Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.
Née dans une famille où l’on réfléchissait moins, l’autre grenouille est bien plus physique qu’intellectuelle, musclée, aguerrie, athlétique, nerveuse, élancée, dynamique, c’est une sportive qui a du mollet et ne lâche pas le morceau, qui serre les lèvres et s’accroche. Elle est du style à ne jamais abandonner, never give up serait tatouée sur une de ses pattes si elle avait pu.
Toutes les deux ensemble, prisonnières, cela ressemble à l’histoire du voyou et du comptable dans le film Papillon.
Donc, la baraquée ne cesse de se débattre dans le lait et la stoïque rit intérieurement de ce peuple remuant, bruyant, agité, vulgaire, s’amuse de voir la sportive physique continuer de se tortiller dans tous les sens et finit par lui dire :
– Arrête de gigoter. Accepte ton sort. Tu ne vois pas que c’est foutu ? Passe plutôt tes derniers instants à méditer, à penser à la beauté…
– Tant que je pourrai, je continuerai.
– Mange des chocolats, fillette… mange des chocolats ! Dis-toi bien qu’il n’est d’autre métaphysique que les chocolats… dis-toi bien que les religions toutes ensembles n’en apprennent pas plus que la confiserie.
– Pfffttt… C’est bien beau Pessoa mais… je ne laisserai pas tomber…
L’une fait la planche, devise et l’autre gesticule et s’agite.
Ça dure.
L’une somnole, l’autre transpire.
L’une rêve et pense à la Valse de Félix Vallotton et l’autre se démène et se tortille et fouette le lait….

À force de se dandiner en tous les sens, au bout d’un moment, la plus agitée qui se tortille sans répit se retrouve sur une petite motte de beurre bien ferme qui lui permet de sauter d’un bond hors de la marmite.
C’est là que débute l’histoire.
La grenouille stoïque devient un peu moins ferme. Elle commence de pleurer, elle se plaint (elle est française), elle appelle à l’aide, ne m’oublie pas, j’ai toujours soutenu les masses populaires et la souffrance des travailleurs écrasés, j’ai un gilet jaune près de l’étang.
Pendant ce temps, la grenouille sportive va chercher de l’aide… elle tombe sur une bande de grenouilles pompiers en train de jouer au foot sur le terrain du club populaire à proximité… et elle leur demande de venir sauver l’intellectuelle qui fait la planche. Elles ne sont pas très chaudes pour abandonner la partie mais leur cœur est encore large.
Finalement elles sautent dans leur camion avec des cordes, une nacelle, une mini grue et sauvent la grenouille stoïque.
Grand moment d’émotion, télévisions, interruptions de tous les programmes.
On fait poser les deux miraculées comme pour un tango.

Comme la grenouille intellectuelle s’exprime le mieux, elle sera chargée d’écrire un livre pour entretenir, dans la mémoire des générations à venir, cette merveilleuse histoire d’endurance et de solidarité entre les classes.
Ensuite, presque triomphante et radieuse, elle ira courir les écoles, les librairies, les bibliothèques dans tout le pays jusqu’au fin fond pour raconter l’histoire de cette aventure laiteuse hors du commun et qui saura émouvoir le jeune public friand d’héroïsme et d’exemples assez puissants pour servir de modèles et de tuteurs aux jeunes pousses.
Penser à l’histoire du lait, de la jatte et des grenouilles nous sauvera encore pendant des générations.

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Coïncidence et amour

Sanglier imagine notre monde régi par des lois invisibles et malignes, assez crochues et souples pour nous entortiller. Il conçoit sans rechigner des espèces de filaments gélatineux qui nous échappent, nous embobinent et nous entourloupent. Cette vision n’est pas fausse dans notre brouillard de petits animaux humains perdus sur cette grosse boule de terre (bientôt dix milliards de bouches et d’anus). Il peut citer un grand nombre de cas troublants, des cascades d’exemples, de quoi ruminer les nuits d’hiver dans les chalets perdus et battus par les tempêtes de vent et de neige, Sanglier est lyrique et touché. Il s’emporte dans la nuit et s’élève presque au-dessus du sol. Il est intarissable en coïncidences troublantes.
Parfois le dimanche, Sanglier devient l’homme qui traque les coïncidences et il en est conscient, ce dégourdi de l’attention verbale.
Dans Notre-Ville, il existe une école des coïncidences et les membres de cette école s’échangent des épiphanies au passage de l’an.

Cela fait peur, Sanglier nous assure, je vous assure, cela fait peur, ça ressemble à une espèce de colle molle qui tombe du ciel et vous agrippe ou à des pièges à dents qui vous saisissent d’un coup et pour longtemps.
Les coïncidences, il ne faut pas trop s’en approcher. Elles vous attrapent et ne vous lâchent plus.
Comme les correspondances elles vous entortillent aussi bien qu’elles s’accrochent et se fixent dans vos pensées les plus secrètes. En particulier dans les trains de nuit de tous les tableaux étranges comme ceux de Marvin Cone.

Il n’y aurait pas de thèse complotiste sans les coïncidences.
Votre réalité se déforme à la façon d’un dessin animé en chewing-gum. Vous voilà emmitouflé dans les coïncidences.
Par exemple, la liste des coïncidences entre Abraham Lincoln et John Kennedy. Regardez comme c’est brouillant, ça vous désorganise la cervelle, bien que nous sachions tous ou presque qu’il s’agit d’une légende urbaine :
Les noms Lincoln et Kennedy contiennent sept lettres.
Lincoln fut élu au Congrès en 1846, Kennedy en 1946.
Lincoln fut élu président en 1860, Kennedy en 1960.
Tous les deux étaient impliqués dans la défense des droits civiques.
Leurs épouses perdirent un enfant alors que le couple présidentiel résidait à la Maison Blanche.
Tous les deux furent assassinés un vendredi.
Tous les deux furent assassinés par derrière d’une balle dans la tête
Tous les deux furent assassinés en présence de leur épouse qui se tenait à côté d’eux.
Les deux assassins venaient d’un État du sud.
Les deux assassins furent abattus avant d’avoir été jugés.
Il y a encore une vingtaine de points communs. Sanglier nous prévient : Ne tombez pas là-dedans.
Même si l’on prouve que ce sont des légendes, même si l’on démontre l’inexactitude de la liste des coïncidences, la légende continue de séduire et de s’affaler dans votre cerveau fauteuil club. Plus forte que la vérité, plus aguichante. C’est le propre d’une légende : vous mettre dans le coup, vous faire entrer dans les coulisses. Un vrai troll, un cheval de Troie, un cheval de troll qui galope dans votre esprit.

La réflexion n’y peut pas grand-chose.
Même les ingénieurs de la Nasa se retrouvent dans des situations ambigües.
C’est le troublant de cette circulation malgré tout, de ces coïncidences que l’on désire magiques, significatrices, enrobantes, Sanglier n’en démord pas : nous sommes entourés d’idées et de pensées qui se tortillent et nous saisissent, des méduses, des poulpes, une petite colle mentale… et ça s’infiltre… et c’est à nous d’apprendre à danser avec élégance et adresse au milieu de toutes ces fausses petites lumières qui s’agitent et nous détournent, nous séduisent et nous entraînent dans un monde nuageux et scintillant…

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En lien avec l’histoire sauvage, une pièce radiophonique à écouter en podcast, diffusée le samedi 1er septembre 2018 de 21h à 22h
« La réserve noire » de Jean-Pierre Ostende
Une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. Conseillère littéraire : Caroline Ouazana. Assistant à la réalisation : Félix Levacher
Avec :
Mohamed Rouabhi (Régis Legrand) Pierre-Jean Pagès (François, le père)
Agnès Sourdillon (Sylvie, la mère) Baptiste Dezerces (Sébastien, le fils)
Lyn Thibault (Tatiana, la fille) François Siener (André, le grand-père)
Bernadette Le Saché (Rosemarie, la grand-mère) Miglen Mirtchev (Thomas, le résident) Lara Bruhl (Suzie, la résidente)
Bruitages : Benoît Faivre et Patrick Martinache
Equipe technique : Eric Boisset, Mathieu Le Roux

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Moins de sexe ? Plus de gâteaux.

Personne n’a les yeux aussi pétillants que les personnes âgées devant un gâteau.
Pourquoi ?
Parce que leur libido est en baisse. Continuer la lecture

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Pas d’informatique sans pizza ou hamburger

Vous pensez que la micro informatique aurait pu se développer sans pizza, hamburger et coca cola ?
Sérieusement ?
Vous ne pensez tout de même pas qu’il suffisait d’un garage au fond d’une banlieue, d’un manque de sexe et d’adolescents en baskets le ventre plein de bulles de coca cola pour développer la micro informatique ? Continuer la lecture

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Les hackers en ont ruiné des poèmes

Les hackers en ont ruiné des poèmes si magnifiques, en s’infiltrant dans les fichiers numériques, partout où ils le pouvaient, pour ajouter, par exemple, à la fin de chaque vers par devant ou par derrière
Ils ont aussi osé toucher aux comptines. Continuer la lecture

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Démocratie et dénonciation

Selon les dernières études sur Notre-Ville, il ne se passe pas une journée sans qu’un sondage ou une enquête ne fasse la Une (il existe d’ailleurs de réguliers sondages sur la fréquence des sondages).
Les experts assurent que les enquêtes facilitent les ventes des journaux. Surtout les mauvaises nouvelles. Continuer la lecture

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Aussi cruels que raffinés

Joseph raconte que, d’après Nathan Moller (qu’il accompagne comme assistant dans les restaurants de Notre-Ville), les êtres humains organisent leur propre martyre avec soin et attention à un point qui perplexe tout le monde. Continuer la lecture

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Bouleverser le monde

Dans Notre-Ville, de plus en plus d’habitants ont pris l’habitude de fixer pendant des heures un objet jusqu’à ce que celui-ci se transforme sous leurs yeux. Continuer la lecture

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Un garçon passionné

Une partie de la nuit, malgré les ombres dansantes aux doigts crochus qui caressent les mots sur les murs, qui caressent des mots à la graphie souvent tremblée, voilà que Pagribel, le garçon que Mlle Beck a rencontré au comptoir du bar aux lumières bleues, a parlé des captchas. Continuer la lecture

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Nous sommes oooohhh

Depuis l’introduction de la philosophie au conseil municipal de Notre-Ville (on se rappelle les polémiques à l’époque), des extraits de livres de Michel Foucault défilent en lettres rouges électroniques sur le fronton du palais des congrès.
(De plus en plus, au XVIIIème siècle, on se tourne vers une explication économique et politique, dans laquelle la richesse, le progrès, les institutions apparaissent comme l’élément déterminant de la folie.) Continuer la lecture

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Niveau retex tu en es où ?

Après la sortie dans une discothèque du Pico Pico, sur le plus beau des dance floor de la Mystic River (boîte héroïque dont la lumière est un démon érotique dans un décor de ruines), où se déroulaient des challenges amoureux organisés par le site ASUZOS (Amour et Survie en Zone Sinistrée), les participants ont clos l’expérience par une réunion de synthèse. Continuer la lecture

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L’esprit capitaliste

Lisant « La cité perverse » de Dany-Robert Dufour, M. Tendre-est-la-nuit s’est persuadé que Karl Marx avait eu tort de ne pas lire Sade. Continuer la lecture

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Cyniques ricanant la nuit

Bagarres vicieuses entre d’un côté les cyniques aux dents de hyène ricanante au désir moisi, et de l’autre les anti-cyniques moins croupis dans l’ombre mais ennemis de la logique d’Alphonse Allais : “Il faut prendre l’argent là où il se trouve, c’est-à-dire chez les pauvres. Bon d’accord, ils n’ont pas beaucoup d’argent, mais il y a beaucoup de pauvres.” Continuer la lecture

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