Tsundoku

Bien que le capitalisme consiste à accumuler sans fin, la comparaison avec le tsundoku s’arrête là.
Accumuler des livres en pile dans sa maison (même en pile tordue par fantaisie de type Tour de Pise) est une forme de maladie capricieuse (frappant à tout âge) nommée le tsundoku.
Diagnostiquée quand les livres sont empilés sans être lus, cette affection peut prendre des proportions démesurées et envahir toutes les pièces de la maison (tsundoku géant).
Il ne faut pas confondre ce mal avec la syllogomanie ou complexe de Diogène (accumulation délirante d’objets).
Le tsundoku est en quelque sorte une maladie de l’acheteur de livres qui ne range pas ses livres sur des étagères.
Le non-rangement sur la tranche est essentiel dans le développement de cette affection. Le colloque sur l’importance de la tranche dans la vie humaine est assez évocateur à ce sujet.
Bref. Un acheteur de livres qui ne lit pas mais range sur des étagères n’est pas techniquement atteint de tsundoku. Il peut s’agir d’une légère roublardise (nous en connaissons tous).
Pour être atteint de tsundoku, il faut faire des piles.
On peut acheter comme un malade et lire jusqu’à la scoliose, tout va bien. La maladie commence avec la pile. Le tas en revanche se rapprocherait de la syllogomanie.
On demande souvent aux médecins de Notre-Ville si le fait que les livres soient en pile est une condition primordiale pour diagnostiquer un tsundoku chez l’acheteur de livres. La réponse est oui. « Tsunde » signifie « empiler » et « oku » signifie « délaisser ».
Les passionnés de lecture finissent souvent par attraper un tsundoku carabiné. Il y a des tsundokus sans le savoir, des Monsieur et Madame Jourdain du tsundoku. Beaucoup de tsundokus passagers, des crises.
Il y a des tsundokus indolores, des douloureux, des lourds, des baroques, des romantiques, des enfantins….
Il n’est pas si rare d’entendre : « J’ai mal à mon tsundoku. »
Il y a des tsundokus qui n’en sont pas.
Henri Michaux n’avait pas de tsundoku.

Karl Lagerfeld n’avait pas de tsundoku.
Ni survêtement d’ailleurs.

Joseph Delteil frôlait le tsundoku.

Le syndrome (malin) couvre des pathologies différentes : ceux qui ouvrent les livres souvent (et se croient à l’abri de tout), ceux qui les ouvrent un peu de temps en temps et ceux qui ne les ouvrent jamais.
Ceux qui accumulent des livres pour se donner un genre japonais, ceux qui font croire qu’ils ont un tsundoku (snobisme, mode, tendance) mais qui, dès qu’ils sont seuls, lisent à devenir lettrés.
Contrairement à l’avis des experts de la commission européenne, nous savons avec certitude qu’il ne s’agit pas seulement d’une maladie de journalistes, de critiques littéraires ou de bouquinistes.
Pas mal d’écrivains en sont atteints. On trouve aussi des professeurs. Beaucoup de compulsifs. Une nombre record de fétichistes. Quelques libertins (Vous n’avez pas vu mes piles ?). Et des poseurs évidemment : une seule pile au milieu d’une pièce.
Accumuler sans lire se transforme parfois en raffinement.
Pour entasser il y a pourtant bien mieux que le papier.
Quand vous essayez l’empilement de façon numérique, vous ne revenez plus à la pile en papier (à part quelques cas marginaux de rétromaniaques).
Le numérique permet et développe l’entassement à mort.
C’est le symptôme du « J’ai le document, je le lirai plus tard ». Nous le connaissons tous. Le bureau de l’ordinateur est un cimetière.
Au sujet de notre société qui se retourne beaucoup plus sur le passé qu’elle n’invente, ivre de nostalgie, recyclant tout son passé en permanence (en musique surtout), téléchargeant sans cesse pour écouter plus tard, le livre de Simon Reynolds « Retromania » est passionnant. (Il compare les archives musicales à un placard à vêtements où nous pouvons opérer des « surimpressions nostalgiques », un recyclage à gogo provenant de différentes époques et nous permettant de revêtir des rôles comme on essaye un costume)
Si on prend le temps d’ouvrir ce livre dans la pile, évidemment.
Les dernières recherches s’orientent vers toutes les piles que nous avons dans la tête, invisibles et possessives… Un océan est devant nous.
Les piles ont gagné le monde.

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