Génie de la contemplation

Tous ses efforts pour éviter l’évaporation (fenêtres fermées) ou le ruissellement (il calfate) n’empêche pas l’homme de voir son magot rétrécir, à la façon d’une bête qui grignote sans faim sa propre patte.
Heureusement, la terreur qu’il lui arrive quelque chose de douloureux, occupe ses journées et le mine la nuit, au point que la dépense finit par moins le gêner que l’obsessive préoccupation.
Un jour, il rencontre Carol Piedtenu au Pico Pico après une conférence sur les gens qui, à force de se priver, finissent par avancer le restant de leur vie à la façon de fantômes dans un couloir où des momies se balancent sans fin dans des rocking-chair grinçants, claquant des dents devant des rideaux abîmés et effilochés, écoutant des musiques terrifiantes sur des gramophones abîmés dans des odeurs de médicaments.
Tout cela en boucle infinie, un peu floue, effilochée.
La conférence se termine sur une image de Robert Morris : Steam.

Au Pico Pico, (nous ne saurons si c’était pervers ou salvateur) Carol Piedtenu a conseillé à l’homme replié d’étudier Raphaël de Valentin, le personnage de Balzac dans la Peau de chagrin. Reclus trois ans dans une mansarde pour écrire La théorie de la volonté et plus tard désespéré, Raphaël de Valentin tombe chez un antiquaire sur la peau de chagrin qui accomplit tous les vœux. Son inconvénient : elle rétrécit à chaque vœu.
Insensible aux conseils de l’antiquaire qui lui conseille, un peu coach, de renoncer aux ambitions (“Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit.”), en sage au-dessus de la consommation, d’abandonner tout shopping, d’être l’anti Emma Bovary shopping addict girl, voilà Raphaël de Valentin le dépressif qui prend la peau de chagrin et le voilà parti sur ce chemin diabolique du plaisir chaque jour un peu diminué. Voilà un classique pacte faustien.
Selon Georges Palante (Le Bovarysme) cette peau de chagrin oblige le personnage à ne plus faire un geste, ne plus bouger par peur que la peau de chagrin rétrécisse…
Carol Piedtenu en déduit une alternative :
Soit vous êtes coincé définitivement… Soit vous développez un génie de la contemplation…
Ce soir-là, invité sur une des scènes du Pico Pico, les fantômes du groupe Skull and Bones ont applaudi et chanté en chœur :
– Il vous reste la contemplation de votre propre et inéluctable dégradation.
Depuis quelques années, dans Notre-Ville, il n’est pas rare qu’apparaisse un petit groupe de fantômes se réclamant de la société secrète Skull and Bones fondée en 1830 à l’université de Yale.

Ce petit groupe de fantômes fanatiques suit Carol Piedtenu et crie : Quel génie madame !
(Personne ne sait pourquoi.)
Quand on fait remarquer à l’homme qu’il se prive de tout et se protège de tout, il répond qu’il ne se prive jamais.
Il a raison.
Oui, il a raison, il est lucide.
Il ne se prive jamais.
Il ne désire plus rien.
Il est devenu un nuage de l’être.

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