Un garçon passionné

Une partie de la nuit, malgré les ombres dansantes aux doigts crochus qui caressent les mots sur les murs, qui caressent des mots à la graphie souvent tremblée, voilà que Pagribel, le garçon que Mlle Beck a rencontré au comptoir du bar aux lumières bleues, a parlé des captchas.
Comme Mlle Beck s’étonnait (sourcils circonflexes) de cette digression, de ce sujet captchaïen, Pagribel lui a vite et précisément délivré qu’il ne s’agissait pas de la signification erronée souvent utilisée de capture character (caractères de capture) mais de l’acronyme pour « Completely Automated Public Turing Test To Tell Computers and Humans Apart » qu’il avait traduit par « test public de Turing complètement automatique ayant pour but de différencier les humains des ordinateurs » et ajouté qu’il s’agissait d’une marque déposée.
Hmm-hmm… Hmm… (Mlle Beck ÔÔÔ ! D’où sort ce garçon ? Il est dingue ? Je ne rencontre que des dingues ?)
Là, Pagribel avait eu l’air satisfait (souvent les hommes ne se rendent compte de rien, c’est une raison du pouvoir).
Ce n’était pas la première fois qu’il décryptait un acronyme. Elle s’était demandé s’il avait l’orgasme de l’acronyme. Elle avait déjà commencé à décrocher un peu (dans quoi me suis-je embarquée ?). Et lui, Pagribel, sans s’apercevoir ni probablement vouloir prendre conscience une fois pour toutes (alors qu’il ne manquait pas d’intelligence), que les élucubrations des geeks la mettaient mal à l’aise (donnaient à son visage une espèce de couleur de saumon fumé en train de tourner), il avait continué, comme continuent les garçons préoccupés par leur sujet aux propos alambiqués (ce genre de type vrillé n’est pas rare) et souvent insensibles aux regards désespérés de la personne assise en face d’eux.

De façon générale, a-t-il ajouté (oui, d’une façon générale), une captcha est une méthode pour vérifier si vous êtes un humain ou un ordinateur : le plus souvent des lettres à déchiffrer ou une forme à choisir parmi des photographies (ne vois-tu pas que je suis humaine ?). Et comme Pagribel était passionné (tu veux dire monomaniaque) il ne s’était pas encore aperçu que Mlle Beck ne tenait pas à en savoir autant… qu’elle en avait marre de la captcha. C’est ce qu’elle dira à la police pour expliquer son geste. Parce qu’une fois chez elle, alors qu’elle s’attendait à une relation moins tordue, (vous voyez ce que je veux dire messieurs les inspecteurs), il avait embrayé sur le sujet des hologrammes d’êtres vivants (je rêve), des hologrammes de vos amis disparus, de vos proches, des hologrammes qui pouvaient parler, tenir des conversations, il suffisait de fournir des enregistrements, des textes, des mèls tout ce qui pouvait nourrir le programme. Plus vous fournissiez d’éléments sur la personne disparue, plus vous pouviez la retrouver un jour même morte et la garder à vie auprès de vous, avoir de longues conversations avec elle et vivre à nouveau avec elle comme si elle était vivante et sans les désavantages considérables de la vie… et pour toujours.

Il n’allait pas dire qu’il vivait avec sa mère ?
Oui.
Il avait chez lui un hologramme de sa mère et un hologramme de son père.
Comme son père et sa mère étaient tous les deux très réactifs sur les réseaux sociaux de leur vivant, qu’ils avaient tous les deux beaucoup écrits de mèls et de commentaires, on avait pu synthétiser leurs opinions, leurs goûts, leurs plaisanteries, leurs chansons préférées, leurs vacances, leurs tics de langage, leurs livres lus, leurs expressions favorites, leurs marottes, leurs voyages, leurs souvenirs à la mer et à la montagne, leurs goûts culinaires et faire un gros gâteau de Monsieur et Madame Pagribel en hologramme… et c’était extraordinaire de voir combien les deux Pagribel étaient vivants et pouvaient tenir de longues conversations.
Et on peut les éteindre quand on veut. Tu te rends compte ?
(Ô oui ! Je me rends bien compte, c’est une bonne nouvelle)
Bref. C’est comme s’ils étaient là sans avoir à les subir.
Et on pouvait les interrompre quand on voulait. C’était l’avantage (Il a bien compris que l’apprentissage passait par la répétition).
Je vais te les présenter, tu vas adorer.
C’est là que Mlle Beck, pourtant si belle et douce d’habitude, avait porté le premier coup sur la tête de Pagribel. Très violent. Trop. Quand on aime.
_____________________________________________________________________________________________________________________
En lien avec l’histoire sauvage, une pièce radiophonique à écouter en podcast, diffusée le samedi 1er septembre 2018 de 21h à 22h :
« La réserve noire » de Jean-Pierre Ostende
Une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. Conseillère littéraire : Caroline Ouazana. Assistant à la réalisation : Félix Levacher
Avec :
Mohamed Rouabhi (Régis Legrand) Pierre-Jean Pagès (François, le père)
Agnès Sourdillon (Sylvie, la mère) Baptiste Dezerces (Sébastien, le fils)
Lyn Thibault (Tatiana, la fille) François Siener (André, le grand-père)
Bernadette Le Saché (Rosemarie, la grand-mère) Miglen Mirtchev (Thomas, le résident) Lara Bruhl (Suzie, la résidente)
Bruitages : Benoît Faivre et Patrick Martinache
Equipe technique : Eric Boisset, Mathieu Le Roux

Partager ce texte...
Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.