L’archiviste peut parler des soirées entières des fantômes qu’il fréquente chaque jour et de l’hanthologie de Jacques Derrida qu’il tient souvent sous le bras. Avec lui j’apprends beaucoup. Il est si ténébreux quand on circule dans les couloirs infinis de la bibliothèque où il ne travaille plus mais qui reste sa demeure mentale principale. Il semble ténébreux même quand il porte des chaussures neuves et craquantes et qu’il prétend tout éclaircir. C’est dire.
Il va tous les jours à la bibliothèque sans un mot et il s’assoit le plus silencieusement possible dans son monde intérieur. C’est son lieu préféré de flânerie, sa deuxième vie. C’est un labyrinthe ensorcelant où il peut errer longtemps, sans fatigue ni agacement et par moments il ne voudrait pas en sortir – comme s’il était perdu en lui-même, mais perdu au bon sens du terme, c’est-à-dire détaché.
Il se souvient de cette fille à la grande mâchoire qui ne se rendait pas tous les jours à l’école et donnait pour excuse : amour incapacitant.
Il vient dans cette immense bibliothèque de son plein gré, il n’est pas séquestré et personne ne lui reprocherait de ne plus venir et même de disparaître. Il se sent bien quand il quitte la bibliothèque à la fin de la journée. Il respire mieux, il marche mieux. C’est son église personnelle. C’est un de ses accélérateurs de chimère.
Il a délaissé la formation pour la gestion du temps qui lui était proposée.
– Tu veux lire ou gagner du temps ?
Il a noté un extrait de Phalènes de Georges Didier Huberman : « La mise en œuvre du montage : non pas un simple assemblage de choses, fussent-elles hétéroclites, mais un recueil des disjonctions entre les choses, une réunion d’intensités traversant les choses, une connexion de mouvements hétérogènes dissociant les choses, une incorporation de temporalités anachroniques morcelant les choses… » Et un peu plus loin : « faire une image donc : faire apparaître les limites immanentes et, pour cela, fragmenter en connectant, ouvrir en faisant proliférer, bref, pratiquer un montage sur d’autres bouts d’images, d’autres bouts de langages, de pensées, de gestes, de temporalités ».
Il se souvient de ce dortoir militaire, de ces agriculteurs venus de tout le pays, y compris des montagnes les plus difficiles d’accès, avec leur capacité à marcher des heures et à boire aussi longtemps. Tout semblait simple et clair. Dortoir, réveil, marche, nuit.
Parfois tout paraît hors de portée. Il sait qu’il peut passer des heures assis immobile et attendre parce qu’il n’y a rien d’autre à envisager. Il reste alors dans une espèce de naïveté devant les tableaux, les objets, les shamans, les maquettes. Tout devient une curiosité. Il se transforme en micro agence publicitaire de poche pour tout ce qu’il voit. Il cherche des slogans. Il est son propre directeur de la création.
Pierre Jourde écrit dans son blog au sujet du livre de Fabrice Wilhem L’envie : « Au cœur du livre, un renversement audacieux, et convaincant, là encore sur le même terrain que Girard, celui des illusions romantiques, mais avec une thèse tout aussi radicale, tout aussi novatrice, mais foncièrement différente : la mélancolie n’est qu’en apparence la grande maladie romantique. Sous le masque de la mélancolie, Wilhelm traque la figure beaucoup plus inavouable de l’envie :
Le mélancolique apparaît au-dessus des plaisirs vulgaires. Il en a connus de bien supérieurs ; il n’est pas dupe des idéaux de son temps, lui seul sait ce qu’est l’idéal. Le mélancolique, comme le dit Baudelaire, est « le roi d’un pays pluvieux ». S’il est abattu et en retrait, c’est face à un monde dont il conçoit la médiocrité : l’attitude mélancolique est aristocratique. En revanche, l’objet même de la souffrance de l’envieux, le bonheur d’autrui, met en évidence son sentiment d’infériorité : l’envie est démocratique. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles il y a tant d’envieux au XIXe siècle et d’affectations de la mélancolie ».
– De quoi te plains-tu ?
Il s’est beaucoup déplacé. Seul.
Maintenant il voyage beaucoup moins. Il ne sort presque plus de la ville. Il va au bord du fleuve, dans la forêt et au bord de la mer. Il ne manque que la montagne. Ici il n’y a que des collines, l’enfance des montagnes. Il y a des immeubles absolument partout. En tête à tête avec les fantômes de sa vie selon les principes de l’association libre. Un petit train qui entre dans la chambre quand il dort la nuit et emprunte une voie au-dessus des eaux troubles, comme le chantaient Simon et Garfunkel, avec Bridge over troubled water.
https://www.youtube.com/watch?v=-q7gpXKtPRY
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Lire, c’est perdre du temps. A happy loss. Une perte heureuse.
Mais quel plaisir de te lire, cher ami.