D’après la plupart des experts de Notre Ville, on reconnaît souvent un extraterrestre à ce qu’il lui arrive de dire d’une façon assez innocente :
– Ecoutez, je comprends la situation, je ne suis pas un extraterrestre.
Cela crée tout de suite une espèce de flottement. Chaque flottement est problématique.
Peu de gens ont le courage de se sentir flotter sans retenue, ça les effraie et ils préfèrent se sacrifier et ne plus jamais risquer de flotter, même s’ils clouent leur propre cercueil.
Tous les marcheurs de nuit ont décidé de flotter ou de nager si vous préférez. D’une certaine manière ils ont perdu la gravité.
Sans les prendre pour des héros ou des sujets d’expérience, l’Étoile du Matin s’est intéressé aux nightwalkers, les marcheurs de la nuit, pour cette raison : leur façon de flotter dans la ville. Ça fait tellement envie : Ils semblent sans limite.
– Est-ce que vous pensez, Mme Nielsen, qu’un jour notre ville sera abandonnée et qu’elle deviendra une grande friche laissée aux herbes folles et aux fissures ?
– Oh ! Notre-Ville ferait une belle friche. J’aime bien l’idée d’un retour en friche. C’est assez mélancolique pour me plaire. Les ruines d’une grande ville. Qui n’y serait pas sensible ?
– Vous aimez les spectres et on vous dit fantomatique, cela ne vous gêne pas ?
– Oui. Je sais. Vous pensez que c’est un défaut ? Ou un excès d’adaptation ? Vous n’êtes pas la première à me dire ça. Je ne m’en formalise plus mais, pour vous dire la vérité, je n’y suis pour rien. Je me laisse flotter.
– Vous en jouissez.
– C’est juste.
– Par moments, vous semblez vraiment flotter bien au-dessus de tout.
– Je crois que nous flottons toutes les deux depuis longtemps.
– Je crois que cet endroit est un des portails vers la nostalgie que l’on trouve référencé dans le guide Portails vers la nostalgie.
– Vous aimez le guide Portails vers la nostalgie ?
– Je l’adore.
Bien que les scénaristes de la ville multiplient leurs conseils, les jardiniers ont des difficultés à ne planter que des végétaux destinés à empêcher les piétons de passer ou de voir. Ils disent : « Je n’ai pas fait ce métier pour seulement empêcher les gens de passer ou de voir. C’est dégradant. Je ne suis pas jardinier et en même temps gardien. »
Dans les services Jardins et Paysages les jardiniers ne sont pas les seuls à ressentir ce malaise qui s’insinue chez les employés municipaux dont le moral faiblit et suit la pente déclinante de celui des ménages.
C’est une vieille thèse qui consiste à penser que les jardiniers sont les gardiens de notre monde, des gardiens comme le sont les professeurs, les médecins, les éducateurs, les psychiatres…
J’ai appris ça sur un parking. Les parkings sont très utiles pour entendre des commentaires. C’est d’ailleurs là que, souvent, les marcheurs de banlieue se donnent rendez-vous avant de partir explorer. Il y vient parfois des pointures de la philosophie.
On y a vu le double de Jacques Roubaud évoquer le succès des romans policiers, le rompol. Il a dit : « Ce rompol est parfaitement résumable, essentiellement résumable, et il est aussitôt exclu de toute possibilité de relecture, de lecture même. »
Ce n’est pas très loin du musée d’Histoire de la ville. Il y a une grande salle consacrée aux instruments de torture depuis l’antiquité, entre la salle dédiée à la religion et celle dédiée à la pêche (souvent confondue avec celle de la prêche), un peu plus loin la salle de l’agriculture puis celle de l’industrie qui jouxte celle du commerce avec depuis quelques années des nouveautés comme la salle du DJ de l’ombre, un roi du trafic des bandes originales.
Récemment le DJ de l’ombre a été le héros d’un rompol.
Le DJ de l’ombre attire les foules depuis des années. Il n’a jamais montré son visage. Le public est de tous les âges.
Le musée d’Histoire de la ville est une mine d’inspirations. Les artistes, les écrivains, les cinéastes y sont toujours nombreux. Le plus souvent ils y vont seuls et ils arpentent doucement le musée ou bien se plantent longtemps dans certaines salles pour s’en imprégner et avoir de nouvelles idées. On apprend que dans de nombreuses langues le temps signifie le temps qui passe et le temps qu’il fait.
Dans une des salles il y a un dessin de Sylvain Gérard, le garçon qui dessinait au fusain des singes dans des maisons abîmées. Il était toujours dans un fauteuil roulant et ses dessins faisaient penser à des maisons que le cinéaste hongrois Belà Tarr aimait aussi filmer. Il fait très froid depuis quelques jours et plusieurs visiteurs se rendent au musée pour se réchauffer. Les plus riches vont à la cafétéria. Certaines personnes âgées viennent tous les jours et s’assoient sur les banquettes au milieu des salles comme si elles attendaient leur tour. Ce n’est pas de la tristesse que l’on peut lire sur leurs visages mais une certaine absence. « Ne te laisse pas gagner par le pessimisme. Ne sois pas complaisant. Ne te vautre pas dans la mélancolie enveloppante issue du brouillard qui semble propager des regrets du temps passé. Ne sois pas envieux. »
La cinémathèque a beaucoup de succès. Le miroir est un fétiche de toujours.Tarkovski est le président.
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