Marie-Jeanne s´est jetée du pont de la Garonne

Tous les jours de la semaine cet homme discret va boire du café au buffet de la gare mais n’achète jamais de billet ni ne monte dans le train parce qu’il se rend dans cet endroit seulement pour en apprécier l’ambiance détachée et la sensation de flottement qui l’a toujours accompagné à l’époque où il voyageait.
Les gares et les aéroports ont toujours favorisé chez lui un sentiment d’absence et de regret savoureux.
Il y croise toujours quelques fantômes tremblants qui fréquentent et aiment cet endroit dont une silhouette de Patrick Modiano II (parfaite réplique), la plupart du temps l’air distrait en train de feuilleter un annuaire téléphonique qui doit probablement dater de la fin des années quarante. Parfois s’y trouve aussi le fantôme de Paul Ekman, ce psychologue américain qui assurait que les expressions du visage n’étaient pas déterminées par la culture et l’éducation, mais qu’elles étaient universelles. Il savait lire les émotions sur les visages à partir de sept émotions fondamentales : colère, tristesse, peur, surprise, dégoût, mépris, joie. Il aurait eu des contrats avec la CIA, le FBI et la série télévisée Lie to me.
Chaque matin cet homme discret amateur de gares travaille pour des gens occupés qui ont besoin que l’on réserve leur place quelque part – c’est son activité : réserver. De chez lui, avec son ordinateur ou son téléphone. Très souvent aussi il se déplace pour faire toutes sortes de démarches administratives dans des salles d’attente où l’on entend malheureusement des commentaires peu courtois certainement dues à une mauvaise alimentation et un manque d’activité physique.
Sa femme est une promeneuse de chiens et elle est aussi très discrète. Ils se sont rencontrés dans un parc et ont sympathisé parce que les deux avaient aimé Les ruines chaudes du futur au-delà du raisonnable. Puis ils avaient bu au Grand Complexe, au Surcouf, au Sans Pareil et à la Vraie Vie, trois bars du Pico Pico, trois lieux habituels pour les rencontres qui ont des chances de devenir durables.
Plusieurs semaines après leur première rencontre, un soir, avant d’éteindre la lumière, il l’avait surprise avec une question : Est-ce que nous sommes un mensonge ?
Elle n’avait rien répondu et l’avait laissé éteindre la lumière, réfléchissant à ce qu’il pouvait bien vouloir dire. Etait-ce, comme l’avait suggéré sa sœur (à qui elle s’en était ouverte), bien du genre de Jean-Paul Sartre ?
Le soir, elle lui avait cloué le bec avec une seule phrase, prononcée l’air de rien pendant le repas :
– Ce que tu sais, cela t’ennuie.
Il s’en était suivi un long silence.
C’était une bombe, cette phrase. Ce que tu sais, cela t’ennuie.
Plus tard il avait dit :
– Tu ne t’es jamais demandée pourquoi la conquête spatiale qui avait été si passionnante, si enthousiasmante, avait disparu totalement de nos esprits ? On n’aurait jamais cru que cela disparaisse un jour.
– Et alors ?
– On n’aurait tout simplement jamais cru que cela disparaisse.
– Tu as raison. On n’aurait jamais cru que cela disparaisse. Je n’aurais jamais pensé non plus qu’un jour je promènerai des chiens dans les parcs.
L’été, il aime bien terminer les ballades de nuit en bord de mer pour voir le soleil se lever (partie est de la ville) sur les immeubles de l’école brutaliste (appréciée puis décriée) que l’on prétend influencés par Le Corbusier (roi du béton) et dont la plupart sont installés dans des quartiers insensibles. Le brutalisme vient de brut, pour béton brut. Les brutalistes adorent le brut de décoffrage mais toutes les constructions brutalistes ne sont pas en béton, il peut y avoir aussi du verre, de l’acier, des briques, de la pierre mais elles restent brutalistes parce qu’elles montrent des structures ou des matériaux qui sont habituellement cachés, par exemple le centre Pompidou, et offrent des plateaux libres (souvent pour des bureaux modulables).
Certains clients du Pico Pico affirment savoir de source sûre (pardon pour le cliché) que Joe Dassin préparait en secret une chanson sur le brutalisme.
Au Pico Pico, lors d’une conversation sur la tristesse insoupçonnée des chansons de variété, Jean-Paul Curnier a dit : « Il me semble qu’une première raison au fait qu’on ne remarque pas vraiment la tristesse parfois abyssale des chansons tristes (« For no one », « She’s living home » « A day in the life » des Beatles, spécialistes du fait divers et de l’humilité sinistres, « Me and Bobby Mc Ghee » qui est très triste, et aussi un grand classique des dimanches après-midi du XXème siècle naissant: « Les roses blanches ») pourrait être le plaisir profond que les gens y prennent. Et c’est difficile de dissocier dans le même sentiment l’enchantement de la ritournelle et l’envie de pleurer ou la mélancolie brute, tout se mélange. Mais j’en vois une seconde: contrairement au cinéma où ne peut pas rejouer la scène, là, on peut chanter soi-même la chanson tant qu’on veut. Ça devient comme un tamagotchi de chagrin, une sorte de compagnie triste infaillible et fidèle qu’on peut remettre sur pied à tout instant. Et là, la tristesse devient une forme d’ivresse. Et pour peu qu’on chante bien, tout le monde trouve ça formidable et personne ne se rend compte que c’est sinistre et déchirant; c’est la gaieté assurée. »
De son côté, Jacques Marchall du Marshall McLuhan fan club avait ajouté : « La chanson est toujours primitive, elle s’adresse à l’oreille pas aux yeux, c’est le son qui compte, pas le sens. Pour les hyper alphabétisés qui lisent les paroles qu’ils entendent c’est le sens alors qui domine. »
Au Pico Pico, lors de notre conversation sur la tristesse insoupçonnée des chansons de variété, Jean-Paul Curnier a donné l’exemple de Marie-Jeanne chantée par Joe Dassin, chanson adaptée de l’ode to Billie Joe de Bobbie Gentry.
La version de Joe Dassin, la voilà.

C´était le quatre juin, le soleil tapait depuis le matin
It was the third of June, another sleepy, dusty Delta day

Je m´occupais de la vigne et mon frère chargeait le foin
I was out choppin’ cotton, and my brother was balin’ hay

Et l´heure du déjeuner venue, on est retourné à la maison
And at dinner time we stopped and walked back to the house to eat

Et notre mère a crié de la cuisine « Essuyez vos pieds sur l´paillasson »
And mama hollered out the back door, y’all, remember to wipe your feet

Puis elle nous dit qu´elle avait des nouvelles de Bourg-les-Essonnes
And then she said, I got some news this mornin’ from Choctaw Ridge

Ce matin, Marie-Jeanne Guillaume s´est jetée du pont de la Garonne
Today, Billy Joe MacAllister jumped off the Tallahatchie Bridge

Et mon père dit à ma mère en nous passant le plat de gratin
And papa said to mama, as he passed around the blackeyed peas

« La Marie-Jeanne, elle n´était pas très maligne, passe-moi donc le pain.
Well, Billy Joe never had a lick of sense; pass the biscuits, please

Y a bien encore deux hectares à labourer dans le champ de la canne »
There’s five more acres in the lower forty I’ve got to plow

Et maman dit « Tu vois, quand j´y pense, c´est quand même bête pour cette pauvre Marie-Jeanne
And mama said it was shame about Billy Joe, anyhow

On dirait qu´il n´arrive jamais rien de bon à Bourg-les-Essonnes
Seems like nothin’ ever comes to no good up on Choctaw Ridge

Et voilà qu´Marie-Jeanne Guillaume va s´ jeter du pont de la Garonne »
And now Billy Joe MacAllister’s jumped off the Tallahatchie Bridge

Et mon frère dit qu´il se souvenait quand lui et moi et le grand Nicolas
And brother said he recollected when he, and Tom, and Billie Joe

On avait mis une grenouille dans le dos de Marie-Jeanne, un soir au cinéma
Put a frog down my back at the Carroll County picture show

Et il me dit « Tu te rappelles, tu lui parlais ce dimanche près de l´église
And wasn’t I talkin’ to him after church last Sunday night?

Donne-moi encore un peu de vin, c´est bien injuste la vie
I’ll have another piece-a apple pie; you know, it don’t seem right

Dire que j´ l´ai vue à la scierie hier à Bourg-les-Essonnes
I saw him at the sawmill yesterday on Choctaw Ridge

Et qu´aujourd´hui Marie-Jeanne s´est jetée du pont de la Garonne »
And now ya tell me Billie Joe’s jumped off the Tallahatchie Bridge

Maman m´a dit enfin « Mon grand, tu n´as pas beaucoup d´appétit
And mama said to me, child, what’s happened to your appetite?

J´ai cuisiné tout ce matin et tu n´as rien touché, tu n´as rien pris
I’ve been cookin’ all morning, and you haven’t touched a single bite

Dis-moi, la sœur de ce jeune curé est passée en auto
That nice young preacher, Brother Taylor, dropped by today

Elle m´a dit qu´elle viendrait dimanche à dîner
Oh, et à propos
Said he’d be pleased to have dinner on Sunday, oh, by the way

Elle dit qu´elle a vu un garçon qui t´ ressemblait à Bourg-les-Essonnes
He said he saw a girl that looked a lot like you up on Choctaw Ridge

Et lui et Marie-Jeanne jetaient quelque chose du pont de la Garonne »
And she and Billy Joe was throwing somethin’ off the Tallahatchie Bridge

Toute une année est passée, on ne parle plus du tout de Marie-Jeanne
A year has come ‘n’ gone since we heard the news ’bout Billie Joe

Mon frère qui s´est marié a pris un magasin avec sa femme
And Brother married Becky Thompson, they bought a store in Tupelo

La grippe est venue par chez nous et mon père en est mort en janvier
There was a virus going ’round, Papa caught it and he died last Spring

Depuis, maman n´a plus envie de faire grand-chose, elle est toujours fatiguée
And now Mama doesn’t seem to wanna do much of anything

Et moi, de temps en temps j´ vais ramasser quelques fleurs du côté des Essonnes
And me, I spend a lot of time pickin’ flowers up on Choctaw Ridge

Et je les jette dans les eaux boueuses du haut du pont de la Garonne
(And drop them into the muddy water off the Tallahatchie Bridge)
La version de Bobbie Gentry :

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1 réponse à Marie-Jeanne s´est jetée du pont de la Garonne

  1. Sissy Piana dit :

    Un bel hommage triste et drôle à la fois pour cette chanson que je préfère largement en anglais car je fais abstraction aux paroles…

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