Ce chercheur va souvent vivre (il appelle cela vivre) en montagne l’hiver, dans un endroit totalement encaissé parce qu’il aime le brouillard, les journées courtes, l’obscurité, l’isolement, le bruit feutré et taciturne de la neige, les cheminées qui fument et envoient des signaux. Il adore vivre en montagne l’hiver parce qu’il aime se laisser prendre, envelopper par le silence prolongé de la neige (il n’ose pas dire étouffement du bruit), l’absence fréquente de soleil, de lumière, les journées froides, la méchanceté de la glace, la solitude, l’essoufflement des sons, la fumée au-dessus des toits qui lui rappellent une autre vie, une autre ville.
Dans son chalet, il travaille sur le refus de Bergson (qui était juif) d’accepter le titre d’aryen d’honneur par le gouvernement de Vichy (pro-nazi) en échange de sa légion d’honneur.
– Aryen d’honneur ? Non, merci.
En Allemagne, cette qualité d’Ehrenarier titre décerné par Hitler permettait à certaines personnalités d’origine juive d’obtenir un diplôme du Bureau pour la race et le peuplement ainsi que la nationalité allemande et les droits qui y étaient attachés.
Avant de travailler sur le refus de Bergson d’être aryen d’honneur, ce chercheur a publié deux livres de littérature impopulaire dont il a encore parfois des échos.
Il a fait sienne la maxime de William James au sujet de son travail : Il faut toujours aller trop loin.
Dehors, le froid est si intense qu’il ne neige plus. Il reste près du poêle allumé, des mitaines aux mains, du thé, de l’eau chaude à portée. Il somnole et réfléchit. Il s’endort, rêve, se réveille, prend des notes.
Il revient de loin.
Il se souvient de sa mère. Femme maltraitée. Il se souvient aussi (malgré lui) de son bref passage d’éducateur remplaçant dans l’ORPHELINAT CENTRAL durant ses années d’étude et de certains adolescents qui l’adoptaient alors qu’ils avaient plutôt besoin d’être adoptés eux-mêmes. Il n’est pas rare que les adultes se trouvent adoptés malgré eux. Par les parents d’une nouvelle femme, par exemple, par ses enfants qui n’ont plus de père.
Sa hantise était qu’un de ses adolescents qui l’avaient adopté à l’époque le retrouve et lui reparle de ces années qu’il voulait oublier.
– Je ne veux pas revenir là.
Malgré son caractère sombre il arrivait qu’on le prenne pour un amuseur à cause de certains détails incongrus qu’il aimait ajouter à ses récits.
Il se souvenait de son passage à la Haute Ecole Libre d’Art Supérieure de la Ville (HELAS), du cours proposé en fiction numérique dans l’espace public et de son goût prononcé pour le scénario du paysage adapté à la réalité.
Selon la publicité, « pour mieux habiter le monde et se l’approprier dans le réel augmenté ».
– Qu’est-ce que le réel augmenté ?
– C’est le fait d’ajouter des objets virtuels dans le monde du joueur lui permettant de vivre dans ce monde là, cette réalité augmentée. Parmi les définitions on peut trouver : celle de Ronald Azuma, chercheur à l’université de Caroline du Nord, pour qui la réalité augmentée doit respecter trois règles fondamentales : combiner le réel et le virtuel, de manière interactive (en temps réel) et en respectant l’homogénéité perspectiviste.
– Comme cela nous paraîtra vite vieux et démodé.
– Ne m’en parle pas. Tu as remarqué combien les films français vieillissent vite… c’est à cause des voix… nous ne les supportons plus…
– Au travail.
Il s’agit de superposer un monde virtuel au monde que nous connaissons.
A qui appartient ce monde ? est une bonne question mauvaise.
Dans son ouvrage La réalité augmentée (Texquis, 2011), le philosophe Drieu Godefridi la définit comme « l’élargissement de la réalité à la dimension d’un média-monde »
Il se souvenait de la multiplication des médecins caractériels dans les séries et les films et du scénario abandonné IN THE MOOD FOR HATE Une histoire attachante d’un couple de bons à rien qui passent ses soirées à boire assis sur le canapé en commentant les programmes de télévision.
Parfois, en écoutant Sea song de Robert Wyatt, il se disait que sa vie avait été bien dispersée.
You look different every time
Tu sembles différente à chaque fois
You come from the foam crested brine
Tu viens de l’écume mousseuse de la mer
Your skin shining softly in the
Ta peau brille doucement au
Moonlight.
Clair de lune.
Partly fish, partly porpoise, partly
Une partie de poisson, une partie de marsouin, une partie
Baby sperm whale.
De sperme de bébé baleine.
Am I yours, are you mine
Suis-je à toi, es-tu mienne
To play with ?
Pour jouer ensemble ?
Joking apart,
Blague à part,
When you’re drunk you’re terrific,
Quand tu es ivre tu es formidable
When you’re drunk I like you mostly
Quand tu es ivre je t’aime la plupart du temps
Late at night, you’re quite alright.
Tard dans la nuit, tu es parfaitement bien.
But I can’t understand
Mais je ne peux pas comprendre
The different you in the morning
Les différents toi le matin
When it’s time to play at being
Quand il est temps de jouer à être
Human for a while.
Humain pour quelques temps.
Please smile.
Souris s’il te plaît.
You’ll be different in the spring, I know
Tu seras différente au printemps, je sais
You’re a seasonnal beast,
Que tu es une bête de saison,
Like a starfish that drift in with the tide.
Comme une étoile de mer qui dérive avec la marée.
So until your blood runs to meet
Ainsi jusqu’a ce que ton sang coule à
The next full moon,
La prochaine pleine lune,
Your madness fits in nicely
Ta folie s’accomodera agréablement
With my own.
Avec la mienne.
Your lunacy fits neatly with my own,
Ta démence s’accordera habilement avec la mienne,
My very own.
Avec la mienne.
We’re not alone.
Nous ne sommes plus seuls.
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