Récemment, vous avez comparé, à juste titre, l’hébétude de nos moments de glisse et de surf sur la toile de l’internet à celle des animaux ruminants, ces animaux qui broutent et broutent dans toutes les vallées, les montagnes et les plaines où il y a de l’herbe.
Vous aviez insisté en particulier sur l’errance, celle qui traverse les réseaux sociaux, comme La Vitrine ou le Facebook, ce vagabondage durant lequel on feuillette et broute, papote et flâne.
J’avoue que nous aussi, dans notre ville, devant les écrans nous broutons, oui, nous broutons souvent et ressassons et répétons, quittons l’écran las et dégoûtés, puis rechutons, ruminons aussi et planchons, mâchons et remâchons et cherchons une place.
J’y ai pensé en tombant sur ce passage de Peter Sloterdijk dans son journal et c’est pour cela que je vous l’envoie :
« Les promenades vespérales des vaches à la lisière de la forêt, en haut, à Althütte, allant, venant, des heures durant, ressemblent à des processus automatiques. Si on les observe un moment, on acquiert l’impression que ces grands animaux sont des êtres en quête, désireux de s’arracher à l’hébétude où les plonge leur broutage. » Peter Sloterdijk. Les lignes et les jours. Notes, 2008-2011. Editions Libella/Maren Sell.
C’est peut-être aussi une façon de brouter, de rôder, d’errer, dans un état proche de l’hébétude qui me conduit souvent au Pico Pico.
Sans aucun doute, le Pico Pico est le plus grand bar de la ville et peut-être du monde. Il s’étend sur huit niveaux en sous-sol et continue de se creuser, paraît-il.
Chaque année plusieurs salles sont créées, plus loin, plus profondément.
Sur huit niveaux en sous-sol.
Pour l’instant, le Pico Pico représente une centaine de salles, toutes thématiques, vastes, très peuplées, ouvertes sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt quatre.
On y trouve tellement de choses et entre autres : la salle du Crépuscule des dieux, la salle Souvenir Souvenir, la salle Silencieuse, la salle Débats de société, la salle des Avatars (avec ses imitateurs, sosies naturels, performeurs), la salle de la Dernière Chance, la salle des Rencontres (on y va pour ça), la salle de la Philosophie, la salle dédiée à La Bonne Humeur Française (chaîne de restaurants), la salle de la Douceur (où les clients parlent bas, chuchotent), la salle de l’Avventura et de la mélancolie italienne, la salle des Amis de la Fin du Monde, la salle du Bildungstrieb (le désir de s’instruire)… Plus d’une centaine…
Il y a tellement de salles et nous allons parfois si vite que nous ne savons plus trop où nous en sommes, nous allons et venons, descendons, écoutons de ci de là, c’est grisant, tellement de musiques, aussi, c’est enivrant.
La première fois, il est même conseillé de suivre un guide. Il y a des guides spécialisés dans le Pico Pico.
Kamel m’a dit qu’il fallait d’abord choisir le guide avant de choisir le chemin.
Selon les salles, les ambiances sont entêtantes.
C’est étourdissant.
D’un décor à l’autre, il y a quelque chose de profondément Giovanni Sample. Oui, il y a quelque chose de ces moments où l’on est en pleine exaltation, vous voyez, ces moments où l’on passe frénétiquement, par exemple, de Kraftwerk à Max Roach ou de Michael Jackson à Glenn Gould, de Busta Rhymes à Tron. Du pur esprit Poum Poum Tchac.
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Peut-on raisonnablement penser que cet endroit est malsain ?
Je vous le demande.