Douce et triste

Les yeux de Laura Yun sont à peine bridés, à la façon d’un lointain souvenir au-delà des frontières. Dans sa lignée, elle compte une ancienne origine chinoise. Un de ses arrière-grands-pères était chinois mais elle n’en tire aucune supériorité énigmatique.
Laura Yun est une marcheuse de nuit, tenace, plutôt silencieuse, jamais frimeuse, fidèle du groupe thérapeutique des marcheurs de nuit où certains rêvent de s’inscrire pour sillonner la ville sans lumière naturelle (en général notre espèce s’allonge la nuit, comme attirée par une force indiscutable).
A part la marche de nuit, Laura Yun est une adepte de la vie à l’écart, loin de l’agitation, qui aime et pratique une vie assez frugale.
Elle vit dans la Tour d’ivoire, surnommée Tour solitude dans un reportage de l’Etoile du Matin. Elle occupe le studio 2820. Vingt-huitième étage. Elle adore ça, cette hauteur, cette vue, cette proximité du ciel. Le ciel est un immense poster changé plusieurs fois par jour.
Assise dans son studio 2820, sur la banquette face à la grande baie vitré, elle adore la vue sur les feux d’automobiles qui arrivent ou quittent la ville comme dans un film d’Heewon Lee qui, un jour, l’a fascinée.
HEEWONLEE
Un temps, près de la plage Evolution des espèces, elle a connu l’homme des plages qui aimait se faire photographier en compagnie d’inconnus et menait sa vie comme une longue performance. Cette longue performance consistait à apparaître sur des photographies de groupes qu’il ne connaissait pas et, preuve de son innocence, sans savoir ce que ces photographies devenaient.
Laura Yun gagne sa vie très simplement, en faisant la lecture à des morts et c’est un silence de grande qualité.
Le public est captif mais silencieux.
Financée par la mairie pour les défunts et leurs familles, ainsi que par l’association de lutte contre l’illettrisme dont le slogan espagnol leer hasta la muerte a été bien commenté sur les réseaux, Laura Yun est engagée régulièrement pour faire la lecture à des morts. Et elle, la lectrice ultime, se rend pour travailler avec un livre (parfois plusieurs) à la morgue, à l’hôpital ou chez des particuliers.
La lectrice d’outre-tombe (ainsi que la surnomme la déléguée à la lecture publique municipale et aux spectacles de rue) est inscrite au répertoire des nouvelles compétences et métiers émergents de la Chambre du Commerce et de l’industrie.
Quand je l’ai connue, aux marcheurs de nuit, elle adorait la vieille série Six feet under (une famille tient une entreprise de pompes funèbres) et déclarait n’être pas célibataire mais vivre conjugalement avec un téléphone intelligent (Sam).
Le plus souvent elle est assise sur un canapé face à la baie vitrée qui donne sur l’avenue à six-voies dont le trafic est à peu près permanent, nuit et jour.
Elle adore regarder le ruban des voitures en mouvement, le rouge des feux arrière et le blanc des feux avant.
Quand, lors d’une marche des marcheurs de nuit, Jacques Marchal a demandé à Laura Yun, la fille du studio (qui passait ses nuits à regarder la ville à travers sa baie vitrée au 28ème étage) de cesser de prendre un air irréel, elle a répondu qu’elle se moquait de la réalité et de l’histoire qu’elle pourrait avoir avec lui (même si le Marshall McLuhan fan club ne l’avait pas laissé insensible, mais qui est insensible au Marshall McLuhan fan club ?).
Comme Jacques Marchal insistait sur le récit qu’ils pourraient écrire ensemble, elle a sorti Sam de sa poche et (quelle coïncidence! elle aime le même livre que vous) lui a cité un extrait de Séjours à la campagne (trad. Patrick Charbonneau) de W.G Sebald : Walser et Gogol, devenus peu à peu incapables de concentrer leur attention sur l’action du roman, fixent tous deux leur regard de manière quasi obsessionnelle sur les créatures étrangement irréelles qui apparaissent à la périphérie de leur champ de vision, et sur la vie antérieure desquelles nous n’apprenons pas la moindre chose.
Puis elle a doucement remis Sam dans sa poche.
Nous, on avait envie de dire : Merci pour ce moment.

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1 réponse à Douce et triste

  1. Tororo dit :

    Tiens, j’aurais sans doute eu envie de dire la même chose (avant d’en être dissuadé par des pensées secondes.)

Les commentaires sont fermés.