Dans la nuit profonde

La nuit, lors de circuits avec notre groupe de thérapie, les marcheurs de nuit, nous ne manquons pas de nous émerveiller.
La nuit nous admirons les tours illuminées, les néons des bureaux, les clignotements qui signalent les grues, les affiches publicitaires clignotantes, les slogans scintillants, les lumières jaunes, les blanches, les rouges, ainsi que de nombreuses têtes humaines que nous croisons et que nous n’aurions jamais l’occasion d’observer le jour, des êtres de la nuit profonde (in the dead of night) à la façon de ces poissons de l’océan abyssal qui semblent traîner leur nonchalance au fond du fond, filant leur chemin dans l’obscurité, mélancoliques ou heureux, sans jamais monter en surface.
Lors d’une sortie des marcheurs de nuit, vers vingt et une heures, au moment de la pause dans une brasserie, René Frantic a raconté à Laura Yun comment, enfant, il adorait une attraction qui consistait à se rendre dans une salle, à l’entrée couverte par une marquise d’ampoules colorées, avec peut-être un millier de fauteuils, des tentures rouges et un immense écran blanc. Ça s’appelait un cinéma. On voyait des films ensemble.
Ensuite, il y a eu un échange de propos inaudibles entre eux puis René Frantic a cité Serge Daney, On n’allait pas voir un film, on allait au cinéma. (La maison cinéma et le monde. 2. Les années Libé, 1981-1985. POL.).
Il y a eu encore un passage inaudible et Laura Yun a dit qu’elle se soignait avec des séries télévisées comme son père se soignait avec du cinéma (ce qui a éclairé le visage de René Frantic). Son père avait d’ailleurs emprunté ce mot de médecinéma à un poète de son époque de films-en-salle. (Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt, Flammarion, p97).
Encore un passage inaudible et René Frantic a aligné ses dessous de verre à bière Le diable avec nous et il a dit à Laura Yun (assise à côté de lui, (juste assise, il ne lui en faut pas plus)) :
– Comment ça tu n’aurais pas dénoncé tes parents s’ils avaient été coupables ?
– Non. Jamais.
– Même s’ils avaient été coupables ?
– Non. (Elle prenait son regard mystérieux)
– Tu ne les aurais pas dénoncés parce que tu n’es pas une dénonciatrice ?
– Oui. Et surtout parce que ce sont mes parents et que je ne dénonce pas mes parents.
– Mais tu ne serais pas une dénonciatrice, pas du tout. Tu serais peut-être une lanceuse d’alerte ?
– Je ne les dénoncerai jamais.
– Mais tu n’en as plus de parents. La médecinéma n’a pas soigné ton père, elle ne soigne personne. Tu n’as plus de parents…
– On ne peut plus rêver ?
Ils ont commencé comme ça, lors de la première pause, au restaurant, un peu avant minuit, celle que les marcheurs de nuit choisissent pour parler le plus possible puisque dès qu’ils sont dehors, en marche, le silence est plutôt conseillé.
A la fin, un peu avant l’aube, sur le mur de la salle du Pico Pico où l’on ne projette que des paysages, René Frantic et Laura Yun avaient du mal à détacher leur regard des longs travellings projetés.
Dans le genre du travelling posté avec l’Agoraphobia de Deer Hunter.


On a même entendu Laura Yun chanter I Want only to see four walls made of concrete.
(Je veux juste voir quatre murs en béton)
Cela n’avait pourtant rien de triste. Elle a dit : Juste une sensation.

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