Conversations au Pico Pico

Le jour le plus froid de l’année des pêcheurs ont marché sur la mer glacée dans la baie aux affaires classées, cela ne s’était pas vu depuis le siècle dernier et des centaines de téléphones tenus à bout de bras ont filmé la scène digne d’un tableau hollandais. Certaines épaves squattées depuis des années ont été pour la première fois accessibles à pied et en patins à glace. Vingt-trois places publiques se sont transformées en tableau de Bruegel vivant et les pompiers n’ont pas cessé d’intervenir. Les agences de publicité et les réalisateurs de clip n’ont pas cessé de tourner. Tous les kinésithérapeutes de la ville ont été réquisitionnés. Les stocks de béquilles ont été épuisés. Les gens ont traversé la baie à pied sur l’eau.
Le jour où les pêcheurs ont marché sur la mer glacée dans la baie aux affaires classées, il y avait tant de monde sur la côte que les camions snacks avaient du mal à circuler, les artistes de la rue aussi, avec leurs grosses têtes en carton.
L’un des artistes de rue les plus connus insultait souvent les passants pour se faire insulter à son tour. C’était une stratégie. Il désirait absolument se faire rejeter par la foule parce que, d’après lui, tous les mouvements artistiques forts sont nés d’insultes et de rejets : les fauves, le ready made, les minimalistes, les cubistes, les impressionnistes, les abstraits…
Il se trompait, le savait, mais l’idée lui plaisait et il glissait sur la glace et insultait les passants.
Toutefois, le plus grand succès éditorial de la journée en nombre de partages n’a pas été l’article sur le jour le plus froid de l’année mais la Une de l’Etoile du Matin :
« Préfèreriez-vous être heureux ou en bonne santé ? »
Tout le monde est resté sur le cul, a dit un rédacteur à qui l’on reproche souvent son ton décomplexé.
Le reportage a beaucoup fait parler de lui et il y a eu de nombreux commentaires. Comme d’habitude, les fondamentalistes du bonheur se sont fait remarquer par des interventions spectaculaires. Plusieurs commentaires laissaient perplexes.
Par exemple on a pu apprendre : « En fin d’après-midi, sur la plage de l’Évolution des Espèces, deux nudistes ont un coup de foudre, ils se précipitent dans une chambre d’hôtel et se jettent l’un sur l’autre pour s’habiller à toute vitesse. »
Autre commentaire : Dans le quartier expérimental Tendre-est-la-nuit, le mariage de Miss Tendre-est-la-nuit et de Monsieur Tendre-est-la-nuit a choqué les puristes de la tristesse qui haïssent l’exhibitionnisme heureux. Forum agité.
« L’étalage excessif du bonheur des mariés est une insulte aux précaires, ça pue le bonheur, cette Miss Tendre-est-la-nuit est peut-être une dingue et Monsieur Tendre-est-la-nuit ne se doute peut-être de rien. Elle cache quelque chose qui sonne aussi vrai que le sourire électrique dentifrice Walt Disney. Tant d’amour exposé était obscène et effrayant… ce narcissisme explosif pourrait leur sauter à la figure… Plus la situation est difficile, plus vous devez rire. Et souvent, pour cela, il suffit juste de pousser logiquement les choses, de les exagérer, de les généraliser ou de citer Simone de Beauvoir qui craignait d’être aliénée par le bonheur. »
Le bonheur attire les commentaires, la santé aussi.
– Jean-Paul, ne soyons pas aliénés par le bonheur. (Simone de B.)
Conseil psychologique du journal : Vous avez besoin d’une narratrice intérieure qui commentera pour vous toutes les scènes, une manière de fée un peu alcoolique mais toujours de bon conseil (les alcooliques ont souvent de la sagesse à revendre qu’ils n’appliquent pas pour eux-mêmes mais qu’ils donnent volontiers à qui veut en profiter et sans modération)
Tout donne envie de se blottir.
Pour qui sont ces bancs dans le parc ? Personne n’a envie d’être le type seul qui vient donner du pain dur aux canards le dimanche midi même s’il est en bonne santé.
Vous ne pensez tout de même pas que toutes les villes du monde sont d’immenses flashmob permanentes ?

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