Le meilleur sentiment

Les imprimantes séduisent les habitants les plus vieux, les proto-périmés, parce qu’ils s’attachent au papier, à ce qui se touche ; non pas que les habitants les plus âgés dépriment ou impriment mal mais c’est une attirance, leur attirance pour le papier, les arbres, les feuilles, incompréhensible pour les plus jeunes. Une attirance pour tout ce qui se garde matériellement, physiquement. Comme les chéquiers ou les DVD. Le papier aussi. Il y a une réticence vis-à-vis de ce qui est jetable, surtout quand soi-même, enfin, disons, quand on se sent plus fragile, plus jetable, proche de la date de péremption.
Pendant qu’elle me disait ça, je remarquais que dehors, la nuit semblait bizarre.
Malgré la neige, les gens s’étaient mis à s’embrasser et c’était pourtant dangereux, ils le savaient, on le disait partout.
Emportés par l’élan les passants n’en tenaient pas compte et, au lieu de passer, certains continuaient de s’embrasser. Ils s’embrassaient comme des fous et longtemps.
On avait songé un temps à déployer des brigades anti-bisous dans les villes.
Dans les campagnes, cela ne servait à rien, on n’arrivait pas à les attraper les gens qui s’embrassaient, à cause des bosquets, à cause des forêts.
On avait du mal à leur expliquer pourquoi s’embrasser pouvait nuire.

(Edward Hopper)
On pouvait faire des erreurs d’appréciation, des erreurs de lecture, évidemment, c’était courant, il fallait en tenir compte, c’était souvent fort les erreurs de lecture.
Le plus souvent, ce n’est pas ce qui est devant nous qui compte mais ce que l’on croit voir. C’est cela le rôle du voyant, du vrai lecteur, se tromper et voir à travers.
Pas seulement dans des contrepèteries antireligieuses, découvertes dans il court il court le furet
Beaucoup d’entre vous ont encore en tête l’histoire de ce professeur enthousiaste par sa lecture d’une dissertation ayant pour sujet : « Quel est le meilleur sentiment entre les hommes ? »
Le professeur s’empresse d’en lire des extraits à haute voix à la classe entière. Il trouve la copie au-dessus de toutes les autres. Il trouve la copie sublime.
Il en lit des extraits : « Le meilleur sentiment entre les hommes c’est la honte. C’est la honte qui permet aux hommes de se voir, de se rapprocher, de vivre ensemble. (…) C’est la honte qui permet de voir le monde… et sans elle nous serions des monstres… C’est ce qui nous différencie des hommes qui n’ont pas connu la honte… »

(Mark Leckey)
À la fin du cours l’élève qui a écrit cette dissertation vient voir le professeur encore sous le coup de l’enthousiasme. L’élève est penaud et il chuchote à l’oreille du professeur : « Monsieur, je n’ai pas écrit la honte mais la bonté. »

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