Fiers d’être humbles

La fille regarde à travers la baie vitrée les lumières de la nuit sur la ville mais ferme un instant les yeux quand on lui demande pourquoi elle a un QR code tatoué sur son épaule gauche.
Je n’étais pas là quand ils ont inventé le QR code, (acronyme de Quick Response Code, code à réponse rapide) dans je ne sais quel bureau, ce code à barres 2D, composé de petits carrés noirs et blancs à l’intérieur d’un carré. Je ne sais pas où j’étais à ce moment.
Ce serait facile et correct d’y voir le labyrinthe économique mondial mais trop simple. Un accès, une porte, une issue, certainement.
Est-ce que cette chose tatouée peut être dangereuse ?

Je ne sais pas ce que cette fille, passionnée par les lumières urbaines la nuit, entend par mon environnement multicloud hybride, paraît-il nous en avons tous un, pas plus que je ne sais comment elle peut demander à tous ceux qui passent à la portée de sa souris : Une fille perdue dans la nuit pluvieuse te demande de l’aide, que ferais-tu ?
Je lui ai répondu que les difficultés de sa sœur avec le roman traditionnel, difficultés dont elle m’avait parlé la veille, ne se résoudraient pas en utilisant des mots du jour et des situations très contemporaines, des fantômes électroniques, des deep fake news (vidéo ou enregistrement audio produit ou altéré grâce à l’intelligence artificielle) par exemple.
– Et pourquoi ?
– Ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher. Pas du tout. On n’a pas trouvé l’électricité en essayant d’améliorer la bougie.
Elle prend un petit moment avant de répondre et de se préparer à sortir pour sa marche nocturne dans son grand manteau noir d’occasion :
« Tu as trop pensé aux nuages de vent d’Otto Dix. »
Cette réponse m’a laissé silencieux.

Un fantôme lui aurait murmuré une nuit où elle se tenait devant la fenêtre : Étranger je suis venu…  en étranger je repars… (Fremd bin ich eingezogen, Fremd zieh’ ich wieder aus). Le voyage d’hiver, (Winterreise) de Schubert…
Agacée par les réseaux sociaux, depuis, elle ne cesse de penser à Brandolini ce programmeur italien selon qui il faut toujours moins de temps pour lancer une ânerie que pour la réfuter.
« La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire. » Loi de Brandolini.
C’est ce qui rend difficile, voire désespérante, la discussion avec un complotiste.
Elle ajoute : Nous sommes des enfants vieillis.

Oui, elle a raison, je suis l’enfant vieilli dans son propre labyrinthe, celui qui dort avec une espèce de grand chien noir sorti d’un film d’Andréï Tarkovski, au grain de pellicule fatiguée en noir et blanc.

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