Tourisme intérieur

Elle a plusieurs symptômes d’une femme de mélodrame en noir et blanc courant sur les écrans agités par le vent lors des projections en plein air. Elle a tout : la musique, le regard exorbité, les paroles saccadées. Sans parler du vent puissant venu de la mer pour agiter le tout par son souffle et par son fameux mugissement.
Elle avait dit à son agent : « Personne n’aime le racolage – même le racolage de chaleur humaine et peut-être surtout le racolage de chaleur humaine. »
Son ami avait une jouissance de l’effacement et de l’invisibilité. Tout le monde savait qu’il ne s’agissait que d’une influence littéraire et d’un goût pour le déclassement.
Il est plus facile de croire que de comprendre – comme il disait au sujet des forcenés avec l’ambiguïté du propos qui le caractérisait souvent.
Le dimanche, leur jour de sortie, il l’emmenait en bus vers la mer ou la forêt, le parc d’attraction Zanzibar ou le Pico Pico pour boire une bière (se mettre sous pression en argot du Pico), une de ces bières où les arômes subtils s’allient à un caractère affirmé.
Ils adoraient passer inaperçus et se fondre dans le paysage.
De la chasse avec son père (braconnier par nécessité alimentaire) il avait surtout retenu et aimé le camouflage et largement contribué à inventer des tenues de camouflages inventives et parfois saugrenues pour son père.
Il avait envie de l’entraîner dans le tourisme intérieur. Il avait entendu parler d’un INTRO INSPECTEUR et d’une INTRO INSPECTRICE sensationnels mais il ne savait pas exactement ce qu’il en penserait. Il avait peur que cela l’effraie.
– Le tourisme intérieur est dangereux pour ton père.
Son frère est un homme saccagé par le bonheur, rongé de belles pensées, prisonnier de belles choses, de maisons splendides avec jolies vues, un cas typique d’esthétique dépressive. Sans la beauté il ne pourrait plus vivre. Un homme que plus rien n’agace (l’anti citoyen ronchon). Tous ses amis aussi nagent dans le bonheur. C’est plus souvent raconter ce qu’ils ont vécu que le vivre qui les excite. Par exemple, il lui arrive souvent en pleine relation sexuelle de se demander comment il va se raconter ça plus tard, s’il en rêvera encore vieillard, et quels seront ses commentaires, ses réactions, sa jouissance du passé. Il ne vit que dans le récit, jamais dans l’instant. Il n’a pas encore fini qu’il reçoit des messages de la communauté : « Alors comment ça s’est passé ? » Puis, pour être un homme complet, il va faire du sport au Bichon club (un club qui aime les Bichons qui aiment se faire bichonner). Il veut s’entretenir, être toujours en forme et souriant. Il est aussi généreux et aime donner à ceux qui ont besoin.
Sa vie est une carte postale. Même quand il ne voyage pas, sa vie est une belle photographie. Mais il voyage beaucoup. Le diable est dans les voyages et les voyageurs. Il le sait. Tant pis. Il prend le risque. Il est perclus de bonheur.
Il n’apprécie pas trop les conversations poussées, les discussions serrées, le pinaillage.
« Je ne suis pas coincé ».
D’ailleurs, aucun de ses amis n’est coincé, sa femme non plus n’est pas coincée.
Qui aurait l’audace de dire qu’il se cramponne à un filet d’eau ?
Et pourquoi s’est-il à ce point entiché de Peter Emshwiller et de son film Later that same life ?
Cet homme qui en 1977 s’est filmé sur un fond noir et neutre en train de converser avec lui même en 2015… Il enregistre à l’âge de dix-huit ans toutes les questions et réponses possibles qu’il posera des années plus tard à son être futur.
Il se filme maintenant à 56 ans en train de converser avec lui-même plus jeune.
Que demanderiez-vous à vous même dans trente huit ans ?
– Tu es riche ? Tu es marié ?
– Oui. Avec une femme adorable, tu veux voir une photo…
Et il sort un téléphone portable…
– Oh… tu connais pas ça… tu vas adorer… c’est comme Star Trek…
– Tu peux me parler de ma future femme… De quoi a-t-elle l’air…
– Elle a douze ans maintenant… Ne t’approche pas d’elle…
Que diriez-vous à vous-même quarante ans plus tôt ?
– Je suis vieux, je suis gros, je suis inférieur.
Comment peut-on imaginer s’interviewer soi-même… dans le futur? C’est le projet de Peter Emshwiller. Cet écrivain, acteur, réalisateur de cinquante six ans, répond aux questions de lui-même lorsqu’il avait dix-huit ans.
– Tu peux me donner des nouvelles de la famille ?
– Tu devrais voir Papa plus souvent, passer le plus de temps que tu peux avec lui.
– Je ne veux pas en savoir plus…
– Pourrais-tu me parler de quelque chose que je n’ai jamais eu…
– Le snowboard… (…)
– Est-ce que tu es une superstar ?
– Je ne dois pas correspondre à tes rêves… J’ai fait des choses… J’ai écrit des romans…
– Oaouw !
– Je suis très fier de toi…
L’homme de dix-huit ans et le même homme de cinquante six ans rient ensemble, sont émus ensemble, se disputent ensemble.
– Tu as vu comment j’ai vieilli… et toi tu es vierge…
– Oooh non…
– Techniquement, oui…

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