Le client de la chambre 126 a un avis sur tout, cela se pratique volontiers. Sur chaque sujet il a quelques pensées, parfois de la taille d’un bikini mais cela lui suffit pour ne pas être indécent quand il rencontre d’autres amis qui veulent échanger et savoir s’il aime ou non. C’est un homme adapté. Un homme fluide. Il se coule dans le monde sans se heurter. Il s’ajuste quand il le faut. Il s’arrange. C’est un champion d’arrangements avec la réalité. Il y a longtemps qu’il ne croit plus ni dans la droite ni dans la gauche, ni dans le haut ni dans le bas. Il veut de l’accord. Il veut s’accommoder. Il en a trop vu et trop entendu. Il est bisexuel mais pas intransigeant et cela ne l’empêche pas aussi de ressentir beaucoup d’affection pour les animaux de toutes sortes. Il est tolérant. Il apprécie les phrases du genre : « J’aime les animaux, j’en mange tous les jours. » Bien qu’il ne dise pas non à la journée des soldes, il n’est attaché à aucune marque. Toutefois, il ne mourrait pour personne. Il est discret sans être effacé. Au soleil il prend encore des couleurs. Mais il ne s’expose pas longtemps au soleil. Il veut bronzer sans s’exposer. Il se soumet à des analyses médicales régulières et mange sainement, surveille son alimentation pour ne pas devenir obèse. Il boit de l’alcool de temps en temps mais jamais tous les jours. Il est frappé par le nombre de dépressions qui touchent ou ont touché des gens qu’il connaît ou bien qu’il a connus. Il s’ennuie vite comme cela se fait maintenant. Il ne peut pas voyager plus de quelques jours dans la même ville. Il est saisi de fébrilité. Il n’aime pas stagner. Il est fluide. Il ne fume pas. Il a une carte bleue. Il surfe sur l’internet. La porte d’entrée de son appartement est blindée. Il habite la Tour d’Ivoire. Il n’est pas raciste. Ses voisins s’appellent Dupont, Terrier, Rivière, Fabre. Il y a des Paul et des Julie, des Charles et des Sophie. Il est contre la souffrance animale. Il est contre la corrida. Il s’indigne. Il aime les bons repas quand ils ne sont pas lourds. Il n’aime pas qu’il y ait trop de gras. Il aime le mouton. Il pense qu’il devrait faire un peu de gymnastique mais sans exagérer. On lui a parlé de la gym cardio-tonique. Il pense qu’il vaut mieux prévoir et penser au lendemain pour ne pas avoir de mauvaises surprises comme Léonard de Vinci l’a écrit (Ne rien prévoir, c’est déjà gémir). Il pense qu’il faut se protéger mais ne pas être obsédé sinon la vie est intenable. Il pense que la politesse est une chose importante. Il regrette qu’il y ait beaucoup d’incivilités en ville. Parfois il se méfie de lui. Il a même dit : « Dans mon appartement, la seule chose dangereuse, c’est moi. »
Sa mère lui a dit : « Tu te méfies de toi ? » Il a répondu : « Je me surveille. » En effet il se surveille. Il surveille son cholestérol, sa ligne et son compte en banque. Il n’aime pas se faire remarquer, il aime se camoufler. Il pense profondément que si l’on ne peut changer le monde, il faut changer soi-même. Il est drogué à rien.
Le client de la chambre 126 est un être amical.
Toutes les hôtesses qui fréquentaient l’hôtel avaient leur spécialité : philosophie, sport, sociologie, psychologie, art. Le corps ne suffit plus. Tous les clients n’avaient pas forcément besoin de sexe et une bonne conversation pouvait déjà atténuer leur solitude. Parfois le vigile est appelé en urgence dans une chambre parce que l’on a entendu un bruit suspect mais la véritable raison de l’appel n’est pas toujours l’inquiétude. Souvent les clients ont besoin d’une compagnie qui ne soit pas imposée par les relations professionnelles. De la simple compagnie. C’est ce qui leur manque le plus durant leurs voyages. Une présence, juste une présence. Un peu de chaleur humaine. Surtout l’hiver. Il est spécifié dans le contrat du vigile qu’il ne doit pas avoir de rapports sexuels avec la clientèle dans l’hôtel.
Le vigile a le vice d’écrire de brèves notes sur les clients et les clientes qui lui parlent. Il en collectionne maintenant des centaines de pages. Une cliente a l’ambition d’avoir plus de place dans ses récits et elle insiste dans ce sens. Elle lui parle d’un article publié en février 2016 dans la revue Psychological Science, trois chercheurs soutiennent que les hommes prennent plus de risques dans la gestion financière quand ils ont des possibilités d’aventures sexuelles (quand ils sont bien entourés). Au contraire, ils gèrent de façon plus mesurée quand le sex-ratio opérationnel est plus bas (proportion de femmes fécondables plus faible). Dans l’encyclopédie libre on peut lire que le sex-ratio opérationnel (ou OSR pour Operating Sex-ratio en anglais) est une mesure chez les espèces sexuées du sex-ratio, c’est-à-dire le taux comparé de mâles et femelles, prenant en compte la fertilité des individus et la disponibilité de ceux-ci pour la reproduction. Il est défini comme le quotient du nombre de femelles fécondables sur le nombre de mâles sexuellement actifs à un moment donné.
Bref, les risques financiers relèvent d’une stratégie de parade.
De son côté le client de la chambre 126 a lui aussi parfois besoin de parler. Il a des questions personnelles. C’est moins excitant. Récemment quelqu’un lui a dit :
– Qu’est-ce qui clochait chez tes parents pour qu’ils ne divorcent jamais?
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