Journées de pluie continuelle. Ne pas oublier de vivre. Vous me l’avez suffisamment rappelé pour que je ne l’oublie pas.
– Sur le mollet, là, cette petite tâche rouge ?
– Oui.
– Ce n’est rien, c’est juste un peu de psoriasis… parce que vous êtes nerveux.
– Mais je suis de plus en plus calme. Je ne comprends pas. Je vous assure, je ne suis plus si agité, si caractériel.
– Vous ne piquez pas de colère ? Jamais ?
– Pratiquement plus. Je me ramollis.
(silence)
– C’est vrai ? Plus de colère ?
– Oui, c’est vrai. Cela m’arrive encore, mais c’est de plus en plus rare.
(silence)
– Plus de colère, donc. Alors, ne cherchez pas plus loin, c’est pour ça.
Quand Mlle Piedtenu a entendu parler des dérives en bus (de nuit), pratiquées de temps à autre, elle m’a fait comprendre qu’une thérapie avec des marcheurs de nuit, une ou deux fois par semaine, ne serait pas du luxe.
J’avais beau me concentrer sur la tête réduite de Jivaros (que l’on appelle aussi Shuars), posée sur l’étagère derrière elle, c’était difficile de refuser.
Mlle Piedtenu est convaincante.
Ça a commencé comme ça.
Avec les marcheurs de nuit, les groupes ne dépassent pas six personnes, nous démarrons à la nuit tombée.
A force de marcher dans la ville, de fouiner dans le présent et le passé nous finissons souvent par tomber dans une faille.
Nous avons l’impression, parfois, qu’un morceau de passé nous prend à la gorge, à la façon d’un crochet surgi de nulle part, nous saute à la figure (Face-Hook).
Nous sommes saisis par un souvenir qui revient à la surface. C’est une bête qui s’accroche à nous pendant des heures, pendant des jours. Il y a des souvenirs comme ça. Ils s’agrippent. Vous ne pouvez pas vous en débarrasser. Ça se cramponne et s’enracine. Ça se fixe. Et pour le décrocher après, quand c’est bien cloué, ce n’est pas flagrant.
– Vous croyez à la disparition de la réalité ?
– Je n’ai pas d’opinion à ce sujet. Je suis un marcheur de nuit.
Cela commence juste à la tombée de la nuit.
Quand les immeubles s’allument.
Les marcheurs de nuit, on peut les voir marcher dans les rues, en file indienne, on les croit dehors mais ils sont enfermés. Comme la plupart des solitaires.
Les marcheurs de nuit prétendent qu’il suffit de marcher pendant des heures pour y voir plus clair. Ce n’est pas faux. Mais ce n’est pas la seule technique.
Chacun d’entre eux est alors en tête à tête avec ses fantômes selon les principes de l’association libre.
Il n’y a pas de logique dans ces parcours, pas de sens non plus.
C’est un grand accélérateur de pensées.
Nous suivons nos desire lines.
Nos desire lines, oui. Il ne s’agit pas, pour nous, du plus court chemin (desire path, chemin le plus pratiqué par les promeneurs) ni d’une chanson (groupe Deerhunter) ni du livre de David Mangin aux éditions Parenthèses mais, plus simplement, nos chemins du désir.