L’épuisement du représentant

Un soir, dans une salle du Pico Pico, René Frantic bouquiniste déçu a raconté comment il était devenu représentant d’une maison d’édition.
A l’époque de son engagement les maisons d’édition avaient toutes des représentants en chair et en os, des représentants dans la vraie vie.
A l’époque il y avait ce que l’on appelait des livres en papier dans les cartables des représentants. Ils sillonnaient le pays avec des cartables lourds et n’arrivaient pas toujours frais dans les librairies. Aucun drone ne livrait, aucune application ne résumait les livres.
Quand René Frantic a raconté ça, le juke-box vintage diffusait L’amour à la plage et il ne manquait dans la salle que des momies.
Il s’est mis à fredonner, comme si l’air venait d’outre-tombe, Ce soir j’irai danser le Mambo au casino
Il m’a montré des photographies sur papier qu’il gardait avec lui, dans son portefeuille, en homme obsolète.
J’ai adoré la façon dont il m’a expliqué pourquoi il était devenu représentant.
Voilà l’histoire : Sans qu’il ait pu déterminer quels avaient été le rôle et la place de l’alcool dans sa famille, les seules fois et le seul endroit où, enfant, il a vu ses parents se sourire, c’était au restaurant. Depuis cette période-là, d’enfance mi étourdie mi maniaque, il a toujours associé les restaurants aux sourires de ses parents, sourires d’autant plus marquants qu’ils ne se produisaient que là.
Un jour, quand il s’est retrouvé représentant de commerce chaque semaine sur les routes, il a compris qu’il avait choisi cette profession probablement pour cette jubilation récurrente d’être au restaurant tous les midis, et souvent les soirs, pour répéter et savourer seul ce moment chaque jour, sans que personne ne s’en doute.
Ensuite, il ne s’est pas attardé sur sa deuxième période de chômage. Il a parlé de la ville à la fois désespérée et joueuse, entre l’abandon et le combat, la fantaisie et la déchéance.

Tout n'est pas dit du tout.

Tout n’est pas dit du tout.

Il venait de perdre son emploi pour l’association Amour de la langue française pour laquelle il était chargé de sauver des livres en bon état, de leur éviter le recyclage et de les envoyer dans des pays africains francophones. On lui avait reproché de n’envoyer que des livres désespérants. Il l’avait déjà raconté, il rabâchait un peu, à la façon de ceux qui ruminent et ne se souviennent pas trop de ce qu’ils ont dit et à qui.
La nuit, quelques mois plus tard, alors qu’il vendait des méthodes de développement personnel et des livres pratiques sur les aquariums, dans les hôtels de zone commerciale où il descendait, comme le faisaient aussi de nombreux ouvriers de chantier en déplacement qui s’entassaient dans de minuscules chambres durant des mois, comme il était souvent trop fatigué pour lire, avant de s’endormir il aimait à rêver qu’il mettait à l’écart de la machine broyeuse le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa et Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman, non sans ressentir sur son visage une profonde joie, le visage un peu rouge, bien au milieu de l’oreiller, dans son pyjama bien trop enfantin pour son âge, son pyjama couvert de petits crocodiles colorés et à la couleur légèrement passée.
Comment ne pas vous remercier de la phrase d’Hubert Lucot que vous m’avez envoyée :
« Le plaisir du présent se réfère au plaisir du passé. » (Je vais, je vis, p46, éditions POL)

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