La gougueulie

D’après les experts de NotreVille le rapport de Jacques Marchal n’est pas contestable : dès que le sujet atteint de gougueulie se pose une question, la moindre question, dès que le sujet atteint de gougueulie a le moindre doute, il n’hésite pas, il ne réfléchit pas, c’est plus fort que lui, c’est une pulsion démoniaque, il clique et se jette sur le moteur de recherche.
C’est venu petit à petit, cette façon de se précipiter sur le moteur de recherche, ou plutôt ça s’est installé en lui, doucement, avec bonheur, étape par étape. Il a intégré le geste, il l’a digéré, incorporé, c’est devenu spontané, presque aussi naturel que respirer. Ça l’attrape chez lui, dans le train, au restaurant. C’est irrépressible… C’est installé dans son organisme. Ça touche tous les milieux. C’est très difficile à désinstaller. Les mises à jour se font automatiquement. Sans même qu’il ne s’en aperçoive. Il est gougueulé.
Il finit par croire absolument, mieux, par savoir absolument que la solution est probablement toujours présente là, dans ce machin, ce moteur. Qu’il suffit d’ouvrir le capot et de taper les bons mots clés et qu’ensuite les portes s’ouvriront. La solution s’y trouve d’ailleurs souvent et si souvent qu’il finit par ne plus trop réfléchir aux questions qu’il se pose, il pense par mots clés et ses résistances à la « remise en question » tombent inexorablement et il se rend de plus souvent et le plus vite possible sur le moteur. Peu à peu il ne distingue plus la question pratique (adresse, horaire, numéro de téléphone…) de la question intellectuelle (historique, sociologique, psychologique, philosophique), il fait confiance. Il y va en toute sincérité. Il est absorbé. Il est englouti. Il est mûr. Le moteur et ses robots sont devenus ses alliés, ses associés, ses partenaires, ses assistants.
Mieux : son cerveau externe.
Peu à peu dans son cerveau s’est incrustée cette habitude. Ce mouvement s’est codé. Il fait de ce geste un réflexe. Il s’automatise.
Pourquoi retenir quoi que ce soit puisque je dispose du plus grand et du plus fantastique cerveau externe ?
Il ne perçoit plus sa dépendance. Il a du mal à se passer de Gogo, surtout s’il est seul dehors la nuit, dans une salle d’attente, un train, au fond d’un bar entouré d’ombres ou de tentacules. Il n’imagine pas que cela puisse ne plus exister. Il veut des réponses rapides, il s’impatiente. Son impatience crée de la frustration. Il s’emballe autant qu’il désespère. Il veut un peu plus de vitesse, un peu plus de réponses. Une panne de courant, une batterie vide, une déconnexion maligne le tuent. Il veut recevoir des solutions, des propositions, des alternatives, des explications. Il se désoriente un peu plus vite. Il y a bien longtemps qu’il n’a plus lu un plan, qu’il n’a pas dessiné un parcours.
Selon Jacques Marchal, les modifications les plus considérables sont intellectuelles. Le message c’est le médium. Il s’agit d’un nouveau mode de pensée qui s’appuie sur un auxiliaire, une machine (un petit être assis derrière ses yeux comme écrivait Samuel Butler dans Erewhon). C’est tellement plus facile d’aller cinquante fois dans la journée sur Gogo. Un type nouveau de fonctionnement intellectuel se met en place, l’intellectuel à moteur. Avec des milliards de références stockées, reproduites et en circulation sans qu’il y ait eu la moindre analyse soutenue, la moindre digestion, le moindre ruminement. Le voilà possédé, disait Jacques Marchal.
– Avec vous, Jacques, on ferait vraiment plus rien (Laura Yun).

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