La falaise aux parapluies retournés

Sur la côte, non loin de la plage Evolution des espèces vivantes et de la baie aux affaires classées et froides, sur la falaise abrupte qui, par endroits, ressemble à celles de Rügen (la plus grande île allemande au large de la Mecklembourg-Poméranie en mer Baltique) et où vont se jeter tant de découragés, dont certains spécialistes de rien et beaucoup de contaminés par le fléau contemporain de la mort plus belle que la vie, il y a ce que l’on appelle le long grillage aux parapluies retournés.

Il n’y pas d’installation plus simple que ces parapluies.

C’est très attendrissant aussi.

Des parapluies retournés, tordus, plantés dans un long grillage.

A la fois fragiles et forts, comme chaque vie humaine.

Vous avez déjà vu, il me semble, le documentaire de David Strehler qui a pris pour sujet cette chose étrange, ces parapluies retournés, tordus, plantés dans un long grillage.

Ça fait peur. Vous avez raison.

Le long de la falaise, le mur aux parapluies est d’une longueur d’environ huit cents mètres.

Les services municipaux ont installé ce grillage le long de la paroi calcaire pour éviter les accidents, pour ne pas dire autre chose.

Clairement, ce n’était d’ailleurs pas toujours des accidents.

Dans Le suicide pour les nuls (toujours interdit à la vente libre mais téléchargeable sur la Toile Noire), l’endroit est cité à deux reprises.

On ne sait pas qui est la première personne venue planter un parapluie retourné et quel sens cela avait exactement pour elle.

On peut imaginer une grande déception.

Vous imaginez comme elle est grande cette déception et attirante.

Le charme se nourrit de la déception.

Un jour quelqu’un a soupçonné un membre du Claude Lévêque fan club d’être à l’origine du premier parapluie retourné.

Comment avait-on aussi relié ce membre du Claude Lévêque fan club à Charles Manson, criminel américain condamné à la perpétuité, entre autres pour sa responsabilité dans le meurtre de l’épouse de Roman Polanski, Sharon Tate ?

Peut-être, m’aviez-vous suggéré, à cause de la phrase « Each night, as you sleep, I destroy the world » (la nuit quand vous dormez je détruis le monde) ?

Un fan de Claude Lévêque qui aurait voulu imiter une de ses installations ? Mais au lieu d’accrocher le parapluie au dessus de sa tête il l’aurait planté fermé, à l’horizontale, dans un grillage? Est-ce que c’est probable ?

Vous croyez ça possible ?

Fan de Lévêque à Dallas (Texas)

Fan de Lévêque à Dallas (Texas)

On ne sait pas non plus comment c’est devenu une habitude, comment les gens ont eu envie de faire ça à leur tour, de planter des parapluies retournés dans un grillage.

Selon une étude sociologique d’Hypnos, ce sont d’abord de très jeunes gens, des adolescents, presque des enfants (pas des enfants meurtriers mais de simples adolescents), qui sont venus planter un parapluie retourné dans ce long grillage. On ne sait pas vraiment pourquoi. Peut-être pour signaler un deuil, une séparation, un malheur, une profonde tristesse ?

Je reconnais avec vous qu’il y a des adolescents de quarante ans.

Et pourquoi un parapluie ? N’est-il pas aussi un symbole de l’antidépresseur ? De la protection ?

Tous nos experts d’émission psychologique ont évoqué un degré d’infantilisme dans ce geste d’accrochage massif (massif, rappelons-le) d’un parapluie retourné.

Quelques-uns, les plus traditionnels de nos analystes et de nos experts psychiques, avancent une raison sexuelle.

A cause du grillage, à cause du parapluie, à cause des baleines.

L’habitude a été prise et s’est développée chez nous, dans notre ville, comme celle des cadenas d’amoureux sur les grilles et les ponts.

D’abord une dizaine de parapluies retournés, puis très vite une centaine. A la Noël nous en comptions au moins un millier.

C’est devenu une attraction touristique très photographiée.

Les opérateurs de tourisme morbide s’y arrêtent toujours.

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