Existences. (7ème partie) Le Laboratoire I.

(Précédemment : Un état d’esprit étrange touche cette famille témoin dans des villas témoins : quelque chose qui ressemble à un profond bien être. Jusqu’au jour où les enfants décident de s’en aller. Le couple est licencié.)

Le départ des enfants puis le licenciement sont un grand tournant dans leur vie de famille témoin. C’est un changement presque aussi grand que celui de la nuit pluvieuse où ils se sont rencontrés dans ce bar bourré à craquer, cette nuit où ils ont été accostés par un homme en noir qui les a recrutés et a changé leur destin.
Ils ont attendu la nouvelle proposition pendant trois semaines avec sérénité, parce qu’ils ont beaucoup travaillé la sérénité et la bienveillance quand ils ont suivi leur formation de famille témoin. Entre autres, durant la formation, ils ont découvert le yoga et appris que le staff de direction pratiquait le yoga et méditait chaque jour, tous ensemble, pratiquement main dans la main, respiration commune, pour réunir l’être humain physiquement, psychiquement et spirituellement.
On ne devient pas une famille témoin sans préparation ni entraînement. Il faut savoir se discipliner et se contrôler.
Parmi les propositions de formation, il n’y avait pas que le yoga. Il y avait aussi Constantin.
Ils se souvenaient encore des propos de leur maître Constantin qui ne s’appelait pas Constantin mais Oswald. Il se trouve qu’Oswald aimait être appelé Constantin par dévotion et amour pour Constantin Stanilavski, le grand fondateur du système de formation du théâtre Bolchoï (bolchoï signifie grand en russe).
Stanilasvski donna des cours de 1918 à 1922 dans son appartement de la rue Karietny. Oswald aurait pu parler de midi à deux heures du matin, exactement comme Constantin Sergueivitch qui commençait son cours dans son appartement de la rue Karietny à midi et finissait à deux heures du matin, aidés par sa sœur Zinaïda Sergueïvna et son frère Vladimir Sergueïvitch.
Le couple témoin se souvenait bien de ses paroles : « Approchez la vie créatrice comme la fusion de votre vie intérieure avec votre existence extérieure. Ne cherchez pas à déterminer votre rôle par des signes extérieurs sinon vous deviendrez des mannequins fabriqués sans amour ni passion. Vous ferez en sorte que votre travail ne soit pas une imitation de telles ou telles formes théâtrales classiques, mais qu’il reflète la vie. Ne croyez jamais celui qui vous dit que les difficultés de la vie ont étouffé son talent. C’est une erreur. Un talent est rarement étouffé. Il ne faut pas atteindre les sommets de la création, en pensant : « Je renonce à la vie, à ses plaisirs, à sa beauté et à ses joies, car ma prouesse est de me sacrifier à l’art ». C’est justement l’inverse. Il ne peut y avoir de notion de sacrifice dans l’art. Tout y est passionnant, intéressant, captivant. La vie toute entière s’y installe… » Voilà ce que disait Stanilavski et voilà ce que se répétait le couple témoin en attendant la proposition de la direction et c’est ainsi que tous les deux patientaient avec sérénité mais aussi un peu d’excitation.
Quelle va être la proposition ?
Vont-ils tenir leur promesse ?
N’y a-t-il pas toujours une petite étincelle d’excitation dans la sérénité ?
Finalement la proposition est arrivée sous la forme d’un petit homme replet – le couple adore le mot replet qu’il préfère à charnu et dodu. Cet homme replet travaillait pour un laboratoire expérimental – PEP – Psychologie et Physique. Ce petit homme souriant est venu les examiner physiquement et il leur a posé beaucoup de questions, prenant soin de bien articuler et veillant à ce qu’ils aient compris chaque phrase.
Il leur a ensuite donné rendez-vous pour une deuxième série d’examens un peu plus techniques et scientifiques – rien de grave – juste une confirmation, une vérification de l’état.
Ils ont beau être sereins, tous les deux se tiennent la main, pensent à leur respiration qu’ils doivent contrôler mais ont le trac quand ils se présentent devant les blouses blanches et les ressources humaines du laboratoire expérimental.
Ils essayent d’être sympathiques et de parler avec le personnel. Ils plaisantent à la façon de James Bond quand il a peur.
L’humour est un signe d’angoisse mais c’est bien accepté.
Personne ne semble n’avoir trop de temps pour apprécier leurs plaisanteries.
Mais tout le monde reste poli dans le laboratoire bien chauffé et très propre. Il y a juste un peu de lassitude dans les yeux des employés en blouse blanche et sabots.
Dans chaque pièce le sol est en plastique et il y a des armoires vitrées.
Tous les deux sont embauchés par le laboratoire PEP, pour participer à des expériences.
– Madame, monsieur, rassurez-vous. Ce sont des expériences tracées pour le compte d’un département de psychologie expérimentale, entre autres, spécialisé dans les missions scientifiques de longues durées à bord de vaisseaux spatiaux.
– ???
– Oui, vous avez bien compris. Des vaisseaux spatiaux.
Dans un premier temps, le jour où l’on vous dit ça, vous n’en revenez pas vous même.
En sortant tous les deux se disent rassurés : On ne sait même pas que ces métiers existent. On ignore tout de ce genre d’affaires. Comme on est naïfs. Des expériences pour des missions scientifiques de longues durées à bord de vaisseaux spatiaux ? Il faut tout nous expliquer. Nous sommes tellement ballots. Mais où étions-nous pendant toutes ces années ? Où avions-nous la tête ? Étions-nous des perdreaux de l’année ?
Vite, et non sans satisfaction, tous les deux s’aperçoivent que tout le monde, ou presque, les regarde différemment quand ils disent, au détour d’une conversation, qu’ils travaillent pour des missions scientifiques de longues durées à bord de vaisseaux spatiaux.
– Ah bon ? Vous pouvez répéter ?
Au moins au début. Quand on leur demande : Et vous qu’est-ce que vous faites dans la vie ? (Peter Handke fait remarquer combien cette question est un signe profond du manque d’amour.)
L’air un peu surpris, ils répondent : Nous travaillons pour des missions scientifiques de longues durées à bord d’un vaisseau spatial.
Ils ont pris l’habitude de ne rien ajouter, de laisser la phrase suspendue après vaisseau spatial. Pour laisser le cerveau de leurs interlocuteurs compléter.
La première fois, ça créé une espèce d’atmosphère… comment dire… étrange… surnaturelle… extraterrestre…
On vous regarde différemment.
On croit que vous voyager dans l’espace, très loin, là où plus rien ne pousse, là où il fait tout noir et froid, sans air, sans personne, à part des monstres et des femmes astronautes mémorables et tenaces comme on en voit dans les films de Ridley Scott, on croit que vous flottez hors du monde, que vous êtes une espèce de héros surhumain, que vous ne pouvez pas acheter une simple salade au marché et boire un café crème à la terrasse d’un café le dimanche matin – en vous disant en toute humilité… quel bon moment ce café en plein air… quel beau bon brunch….
Non. Il faut vous expliquer sur les missions scientifiques de longues durées à bord d’un vaisseau spatial. Faire redescendre vos interlocuteurs sur terre.
Alors le couple explique. Durant ces expériences, on teste les effets de nouvelles architectures intérieures sur le psychisme de futurs astronautes flottant dans les vaisseaux. Oui, c’est encore de l’habitat, nous n’y avions pas pensé. Ça, alors ! Vu de l’extérieur cela paraît abstrait. Mais c’est beaucoup plus simple qu’il n’y paraît.
Alors le couple est plus concret.
Nous essayons de limiter les dégâts entraînés par la perte des repères verticaux. Vous comprenez ?
L’équipe scientifique mesure les changements qui nous affectent et comment nous réagissons.
Oui, nous sommes toujours ensemble. Ils étudient la façon dont nous nous en sortons dans l’espace, comment ça se passe avec le mobilier, comment nous évoluons et comment on peut améliorer l’intérieur du vaisseau et l’agencer au mieux.
Non, pas seulement la décoration. Cela va beaucoup plus loin que la décoration.
Cela nécessite en permanence des ajustements, des calculs et encore des essais, des analyses, des résultats et d’autres modifications, on tâtonne, vous comprenez, ce n’est pas si glorieux que l’on pourrait le croire, c’est beaucoup plus ardu et répétitif, c’est moins spectaculaire qu’au cinéma. Il faut savoir accepter beaucoup de choses, la perte des repères verticaux, c’est en quelque sorte notre humanité, on ne s’en rend pas compte quand on vit les pieds sur terre vingt quatre heures sur vingt quatre.
La perte des repères verticaux, vous n’y aviez jamais pensé ?
Le couple, qui pendant des centaines de milliers d’années, comme tout le monde sur terre, et sans que personne ne se soit consulté, a lutté à sa manière, avec plus ou moins de vigueur dans un même sens, d’un bout à l’autre du nord au sud, pour abandonner cette position à quatre pattes et se dresser, se tenir debout, tête en l’air, tête vers le ciel, fiers, presque arrogants, a du mal maintenant que c’est acquis et que tous les êtres humains de l’est à l’ouest, entre neuf mois et deux ans se dressent et marchent, a du mal donc à perdre sa verticalité, abandonner ses acquis, changer de statut, lâcher le sol, aussi humiliant que s’il fallait ramper.
D’ailleurs, au début de leurs expériences, ils ont la nette impression que l’on se moque d’eux. Ils ne comprennent pas pourquoi, ce n’est agréable pour personne de se sentir ridicule, d’être dans l’incertitude, de se sentir dépassé, manipulé, objet risible, c’est dur de perdre le contrôle, très dur…
Vous ne pensiez pas que perdre le contrôle était facile ?
Ce genre de phrase casse un peu l’ambiance d’un repas entre amis.
Perdre le contrôle est abominable, on ne le souhaiterait à personne, ça laisse des traces, des traces physiques mais aussi psychiques… Il faut tenir compte de ça… dans ce nouveau métier…
Tous les deux ont choisi de ne pas en dire un mot à leurs enfants… dès le début… tout va bien, non, vraiment, tout va bien, nous écoutons Pink Floyd, on nous a dit que c’était encore la musique des arrière-grands-parents. Ça ne fait rien. On aime beaucoup le passage dans l’immeuble dévasté. On l’écoute souvent.

Mais sans exagérer. Evidemment. On n’est pas fous.

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