(Précédemment : un couple de jeunes chômeurs divorcés est engagé avec leurs deux enfants pour vivre dans des villas témoin au rythme des réalisations d’un constructeur-promoteur. Après leur adolescence les deux enfants ont envie de vivre leur vie.)
Le constructeur-promoteur a gardé le couple sans les enfants encore huit mois. Le temps de trouver une solution. On appelle cela : Un reclassement des compétences.
Au début pour le couple, ce n’est pas si facile de vivre sans les enfants. Malgré la formation, la préparation mentale, l’absence des enfants a créé un vide soudain dans les pavillons témoins, c’est humain, passer de quatre à deux, ça laisse par moments désemparés. Tout était si bien organisé, si bien concerté, ils le savent. Leur concert, leur quatuor, est terminé.
A quatre il y a du profil. A deux, c’est le face à face.
Le duo les attend.
Pratiquer le tête-à-tête matin, midi et soir, ne plus s’occuper que de soi, « qu’il est heureux celui qui s’occupe du malheur des autres » dit elle, citant de mémoire Fernando Pessoa, un dimanche matin devant un café soluble dans la cuisine du pavillon témoin, avant l’arrivée des premiers visiteurs pleins d’entrain qui ont décidé d’acheter une maison. Tout ça il faut s’y habituer.
« Qu’il est heureux celui qui s’occupe du malheur des autres. » Il ne faut pas s’entêter avec ça.
Quand la direction fut vraiment certaine que les enfants ne reviendraient pas, le couple a été remercié.
Avec beaucoup de précaution, un long téléphonage compréhensif et chaleureux de la direction des ressources humaines, mais remercié.
La décision n’a surpris ni l’un ni l’autre. Il fallait s’y attendre. Un couple ce n’est pas une famille. C’est un radeau.
Ce n’était pas étonnant ni même injuste. Il n’y avait pas de quoi se plaindre. Il n’y avait rien de scandaleux. S’ils n’étaient plus une famille, ils n’étaient plus une famille. Il n’y avait là rien de honteux. Pas de quoi culpabiliser. Il n’y a rien à se reprocher. C’est la vie, le mouvement. Tous les kinésithérapeutes le répètent.
Les visiteurs de maison témoin, souvent accompagnés d’enfants, devaient trouver un peu triste et rébarbatif ce couple plus très jeune, un peu voûté, qui lisait le journal fourni par la direction dans des fauteuils d’exposition et qui pendant plus de quinze ans n’avait pas connu autre chose que cette vie en fauteuil d’exposition mise en scène dans une installation du service de décoration. Jamais aucune tâche, jamais aucune trace.
D’ailleurs ils se sentaient exposés.
Cette idée d’être des sujets d’exposition leur est venue à l’esprit un dimanche en fin d’après-midi. La qualité du vide du dimanche en fin d’après-midi est toujours remarquable.
Ils en ont parlé.
La directrice des ressources humaines avait cité Henri James sans le savoir : « Pour un artiste, jamais rien n’est perdu. »
Le duo avait trouvé la citation difficile à avaler mais ils ne l’avaient pas contrariée. La courtoisie est parfois une revanche intérieure.
Et puis bon.
Peut-être que leurs visages n’étaient plus les mêmes et que les crèmes antirides ne suffisaient plus, peut-être qu’ils ne souriaient plus autant, que l’entrain manquait, qu’ils faisaient clairement comprendre par des signes qui les dépassaient, par le langage du corps, que leur vie avait considérablement changé et qu’ils devaient se reprendre, ne plus se laisser aller, envisager une nouvelle vie, une nouvelle installation.
Changer de vie. Bouger.
C’est facile à dire, c’est déjà ça.
Il était question de la fin de leur collaboration, collaboration comme on dit, parce que pour la direction ils n’ont jamais été des employés mais surtout des collaborateurs, de précieux collaborateurs qui n’ont jamais démérité, jamais malades, jamais grincheux ni revendicatifs. Tout spécialement ils ont été des collaborateurs artistiques (d’où la remarque, pour un artiste jamais rien n’est perdu), et donc la fin de cette collaboration artistique, presque quinze ans, n’a pas été une drame, contrairement à certains fossiles qui s’accrochent et n’acceptent pas le changement ni l’évolution.
Ce bouleversement considérable n’a pas entamé la volonté de vivre du couple.
Ils ont compris tous les deux et en accord avec la direction qu’il fallait passer à autre chose, qu’il était temps d’évoluer.
Même l’huître a changé. Même ce mollusque bivalve source de vitamine B douze qu’ils adoraient déguster chaque fois qu’ils travaillaient dans une villa témoin en bord de mer, a su s’adapter ; la France est réputée pour ses bassins ostréicoles et d’ailleurs l’huître plate est connue depuis l’antiquité et personne n’a oublié l’arrivée des huitres portugaises en 1860.
– Comme on a besoin de penser à autre chose.
– Oh oui.
Bref. La direction s’est même engagée à leur trouver un autre emploi, parce qu’on ne laisse tomber personne chez nous, pas de soldat abandonné sur la route chez nous, pas de famille brisée, zéro suicide c’est notre fierté, notre honneur. Quand c’est possible et, avec vous, c’est possible, on vous recase, comptez sur nous. Vous nous remercierez. C’est inutile de vous inscrire dans une quelconque agence flan d’aide et d’accompagnement pour le retour à l’emploi (où la plupart des employés ne savent pas eux-mêmes ce que c’est qu’un retour à l’emploi), non, non, inutile de vous démener, de vous débattre pour améliorer votre profil et votre apparence, n’ayez pas honte de vos rides et de vos cheveux grisonnants, de votre petit embonpoint. Il est vain de vous morfondre quand à votre avenir parce que nous sommes impliqués dans l’évolution de nos collaborateurs et que, dans un délai de quatre semaines, à compter de la réception de cette lettre, le temps pour vous de respirer, de voyager, qui sait ? Cela vous ferait du bien, non, de voyager par vos propres moyens ? Ne pas vieillir c’est avoir des rêves, non ? Le temps donc pour vous de vous reprendre en main, vous recevrez une proposition qui va vous surprendre, je ne peux pas vous en dire plus tout de suite, votre dossier médical a été transféré. En tout cas c’est le genre de proposition qui ne se refuse pas, vous verrez, cela va vous étonner au début mais les perspectives sont bonnes. Comme le dit Sisyphe avec un enthousiasme de bon manager : Never give up, guys ! Even if your stone is falling ! Never give up ! (N’abandonnez jamais les gars ! Même si votre pierre tombe ! N’abandonnez jamais !)
(Prochainement : Un reclassement mérité)