Le chirurgien dentiste Hyacinthe Megalocci exerce dans Notre-Ville. Il est immensément grand mais n’est pas immensément seul. Il n’est pas grand par la taille mais par le succès et ses dents blanches brillent dans son visage très bronzé, hiver comme été. C’est un personnage fantastique qui pourrait surgir d’entre les pages d’un roman à couverture colorée et emporter les lecteurs prêts à le suivre. Il ne connaît pas les saisons ni l’emprise du temps. Il semble vivre hors-sol dans un monde parallèle. Il est toujours neuf, propre, souriant et son grand sourire est démesuré. Il est radieux, bronzé et pressé. Tant qu’il n’opère pas, il virevolte autour du patient assis, il ne se pose pas. Il va vite. Il semble légèrement flotter au-dessus du sol.
Il n’aime pas être contrarié non plus.
Monsieur Megalocci exerce la chirurgie dentaire. Il exerce l’art de la chirurgie dentaire.
J’ai remarqué qu’il semble n’y avoir que deux façons de conseiller un chirurgien dentiste à quelqu’un qui a besoin de soins.
Soit on entend : « Il est très bon mais il est très cher. » C’est la formule courante.
Soit on entend : « Il est très bien et, en plus, il a des prix qui ne sont pas astronomiques. »
Sire Megalocci est de la première catégorie. Il est très bon mais il est très cher. Bientôt ce cher Megalocci ne soignera plus que des seigneurs, des émirs, des nababs. Il volera aux quatre coins du monde pour opérer.
Dès la salle d’attente le patient est pris, par la musique douce qui coule des haut-parleurs près de la fontaine d’eau douce excessivement douce, sous les murs couverts de certificats attestant de communications importantes de sa part en surgery-implantology (au Qatar, à Chicago, à Panama, dans les îles Cook, à Moscou, à Bueno Aires, en Chine, à Monaco, en Suède, à Lisbonne, à Toronto, , à Mexico) vous savez que vous n’êtes pas chez l’Abbé Pierre ou le toubib de quartier.
Dans sa clientèle et dans la profession, ce cher Megalocci n’a pas que des amis mais qui n’a que des amis ? Qui ? Même les chanteurs du courant Bonheur et Nostalgie ont des revers.
Monseigneur Megalocci n’aime pas ces surnoms de Machinàcash ou de Napoléon de la ratoune.
Il n’a pas apprécié le court métrage : « Le diable fait poser ses implants chez Hyacinthe Megalocci. » Mais à quoi bon poursuivre un autre artiste ? A quoi bon être mesquin ? N’est-ce pas encore de la publicité ?
Hyacinthe Megalocci est un artiste au service du corps humain.
D’une main il vous inquiète (Oh la la ! Il était temps !), de l’autre il vous rassure (Ça va bien se passer).
Il a deux manettes : il vous alarme, il vous sauve. Il est dans le sel et dans le sucre.
Il prendra tout en charge, y compris votre anxiété. Avec un complément confortable, plus d’un demi salaire minimum, un anesthésiste viendra vous injecter un produit qui vous fera planer le temps de l’intervention, vous ne vous apercevrez de rien, vous ne ressentirez aucune douleur et vous resterez conscient, dans la douceur et le confort, vous n’aurez pas le temps de vous rendre compte de quoi que ce soit de désagréable.
– Tous mes patients sont enchantés.
Hyacinthe Megalocci est un enchanteur, un chirurgien enchanteur.
Sa carte majeure est de vous impressionner, de jouer Dieu, de réussir à être Dieu.
Il a la solution, il vous tranquillise, il vous rassure, médicalement mais aussi esthétiquement. Vous aurez la beauté et le bien-être. Ce qui pouvait passer pour un enfer deviendra un paradis.
Chez lui, dans son aéroport dentaire, il n’y pas de poussière ni de vieille secrétaire. Il n’y a pas plus de cheveux blancs que d’embonpoint. Il n’y a que des James Bond girls en combinaison grise d’astronaute qui figurent sans un gramme de graisse sur un fond blanc et propre. Toutes très minces, très souriantes et très bronzées. Toutes lisses et polies, rapides et silencieuses. Aucune n’a de ride. C’est un monde sans ride ici.
Il y a toujours deux ou trois assistantes blondes en combinaison grise qui volètent et vous conduisent à un des petits blocs opératoires, répartis autour d’un couloir à la moquette feutrée.
Plusieurs clients attendent en même temps, chacun sur son fauteuil, dans son box opératoire, le passage de Monseigneur Megalocci en tenue de chirurgien vert.
Monsieur va débarquer, venant d’ailleurs, d’Arabie saoudite ou de Californie, peut-être de Hollywood.
– Alors faites-moi voir… Let’s me see what we got here.. Ah !… Il vous faut très vite un scanner… on va s’occuper de tout… je téléphone au radiologue, il est à côté… il va vous prendre tout de suite, il me connaît, il fera ça pour vous.
Et il n’a pas fini sa phrase qu’une James Bond girl vous tend un plan de Google Earth pour aller à pied chez le radiologue qui vous attend (vous êtes quelqu’un) à quatre cent mètres.
– Vous n’aurez pas à récupérer le scanner et la radio panoramique, il me l’enverra directement par coursier, comme cela nous gagnons du temps, il faut aller vite, et l’on se revoit la semaine suivante, ah non, pas la semaine suivante, je suis trop pris, disons dans un mois et nous verrons ça, non ce n’est plus si pressé, on est dans les temps, juste juste mais on est dans les temps, allez à l’accueil on va vous donner une ordonnance. Au revoir.
Monseigneur Megalocci sait jouer avec le temps : ça va très vite ou très lentement. Selon son gré.
Et vous voilà dehors avec le plan Google Earth après avoir croisé un coursier très jeune aussi qui portait des radios pour des clients de la fin de journée.
C’est un ballet, une chorégraphie, où tout se doit d’être hors du commun et en même temps rassurant, apaisant, convenu.
A la question : « Et pour les clients qui n’ont pas tout cet argent ? », une des assistantes a répondu : « C’est simple, on échelonne, il y a les facilités, on voit avec sa mutuelle, on prend un petit crédit, c’est simple. »
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