A la façon d’une bête noire, féline et transparente, une chose impalpable qui ressemblait à de la nuit (mais un peu plus épaisse) était tombée très vite et nous avait surpris alors que nous étions encore sur les bords de la ville, entre le fleuve et la mer, à l’heure où commençaient de sortir les premiers nightwalkers (marcheurs de nuit) et que tout le monde avait envie d’ouvrir les fenêtres. Nous avons croisé des chiffonniers avec leurs poussettes remplies de ferraille et appris qu’ils étaient de la troisième génération. Puis, peu à peu, tous les piétons ont suivi leur chemin secret et ont disparu. Il y a peu de piétons la nuit en bord de ville, à part les EXTRAVAGANTS qui n’ont pas de limite, comme les GOTHIQUES mais il semblerait que chaque année il y ait un peu moins de gothiques dans les rues, on dit qu’ils se cachent et vivent en rangers sur l’île noire. Les temps changent. Des inconnus viennent murmurer des poèmes de Quevedo. Un chœur à trois voix :
Retirado en la paz de estos desiertos,
(Retired to the peace of this deserted peace)
(Retiré dans la paix de ce désert)
con pocos, pero doctos libros juntos,
(Together with a few but learned books)
(Avec peu de livres mais bien lus)
vivo en conversación con los difuntos,
(I live in conversation with those passed away,)
(Je vis en conversation avec ceux qui ont disparu)
y escucho con mis ojos a los muertos.
(And with my eyes listen to the dead.)
(Avec mes yeux j’écoute les morts)
Le crépuscule est une heure où les guides et les fixeurs ont envie d’écouter Clapshot par The phantom band.
On ne peut pas voyager ici en dilettante, gambader, photographier n’importe quoi, être distrait.
Quand il le faut nous savons nous concentrer.
Nous avons longé un terrain vague et aperçu les feux d’un groupe d’Archaïques qui prônent un retour au primitif, à la culture orale, l’abandon du travail salarié et de la production industrielle. C’est une espèce d’imitation de Burning Man (à la fin du XXème siècle, rencontre artistique annuelle dans le désert de Black Rock au Nevada qui attire de nombreux excentriques) mais la fête archaïque est permanente.
Pourquoi les visiteurs adorent-ils être soumis à des épreuves ? Cela reste un mystère.
« Par ici des maisons à petits jardins et chiens qui aboient comme leurs maîtres les élèvent. »
L’exploratrice de buée parlait seule, debout devant la fenêtre et il y avait de la buée sur la vitre en hiver. Elle a eu l’idée un jour de s’enregistrer.
Cette femme plutôt minimaliste explorait le territoire de la buée. Cette exploratrice de la buée savait s’aventurer et voyager sur ce terrain peu connu et peu exploré.
Sa voix semblait venir d’un autre monde.
Elle semblait nous faire passer de l’autre côté du monde visible.
Avec elle, nous avions la sensation bouleversante de toucher le fond des choses. C’est devenu peu à peu, pour nous, une phrase de connivence. Puis nous avons ouvert un dossier au nom de « Fond des choses ». Une manière de maternité expérimentale.
Ensuite, elle s’est mise à chantonner, exactement comme si nous n’étions pas là, comme si elle était seule au monde.
Pour elle, nous n’étions plus là. Elle était fascinée par la photographie qui illustrait Daughter de Youth.
Répétant toujours plusieurs fois :
Our minds are troubled by the emptiness.
Nos esprits sont troublés par le vide.
Destroy the middle, it’s a waste of time.
Détruire le milieu, c’est une perte de temps.
… from the perfect start to the finish line.
… Depuis le parfait début jusqu’à la ligne d’arrivée.