A ses débuts sur Terre, sans robot, mixeur, hachoir ni couteau, n’ayant que des pierres pour tailler et les yeux pour pleurer, sans même un mouchoir, l’homme dispose d’une dentition à la puissance colossale.
Même Jacques Brel paraît démuni à côté de l’homme préhistorique.
Une force dans les mandibules que l’être humain ne retrouvera plus. A cette époque sa mâchoire est si solide qu’il n’utilise pas toujours une grosse pierre pour briser les os. Il casse les côtes de bœuf (ou autres) avec ses dents. Il brise aussi les noix, les noisettes aussi, d’un coup de mâchoire comme un grain de raisin. Il mange les huitres et les moules avec la coquille. Crac, hop. Il n’est pas raffiné. Il n’a pas inventé la paille, le rince-doigt et le dentiste. Il ne danse pas le cha cha cha. Il mange avec ses mains, sans serviette ni nappe. Il lui faudra des siècles pour apprendre à s’essuyer avec la nappe.
Puis, à force de coups de tête, d’efforts mal récompensés, de sucre dans la tambouille, vieillissant aussi, il finit par se casser des dents, la souffrance fait toujours réfléchir un peu.
Alors, il réfléchit. Réfléchissant, il mâche, il rumine, il pense en regardant le feu, sa prototélévision.
Il gamberge.
Toute la famille s’y met (mâche, mastique, gamberge). Tout le monde réfléchit. C’est l’escalade de la pensée. L’homme conseille à ses amis le feu pour cogiter. C’est une forme de télévision le feu, bien que le feu n’ait pas donné le mot feuilleton. Le programme est limité à une chaîne mais c’est la vôtre et vous pouvez laisser votre cerveau compléter.
Ainsi devant le feu, l’homme gamberge et médite. Il peut même parfois s’en plaindre et regretter l’époque des énormes mandibules.
Cette réflexion, cette pensée, pénètrent ses gènes, on sait maintenant que l’expérience se transmet aussi par la sexualité.
Génération après génération – l’être humain n’est pas pressé, il a des millions d’années devant lui jusqu’à l’extinction du soleil – il évolue sur certains plans. Peu à peu son cerveau prend de plus en plus de place, il grossit, il se développe.
Que se passe-t-il alors ?
Ses mandibules se réduisent de plus en plus jusqu’à la quenotte.
Il change. Il taille la peau de l’ours en trois quart, il fait des pantalons.
Il apprécie les fleurs, il en offre pour la Saint Valentin. Il passe de la massue au scrabble.
Il se raffine, danse, joue de la guitare (La Bruyère jouait de la guitare et faisait le pitre dans la maison de Condé ).
Bref. Le visage de l’être humain change, ses sentiments aussi, il se parfume, il devient précieux, un jour arrive la bouche en cul de poule.
Peut-on en déduire que : plus on est intelligent, moins on a de grosses dents et plus on devient végétarien ?
Ce sont de longs débats comme Notre-Ville en a l’habitude.
On coupe les cheveux en huit dans la longueur.
On dit plus souvent non que oui. On se plaint. On parle plus que l’on n’agit. Chez nous c’est comme ça. On râle mais rien ne change (sinon comment pourrions-nous nous plaindre ?). Nous sommes Français.
Et puis, après la plainte, on finit par trinquer.
Si nous admettons qu’un jour l’être humain n’est plus arrivé à casser des côtes de bœuf avec sa mâchoire et qu’il a commencé de réfléchir et concevoir. Et que réfléchissant et concevant, il a gagné en cerveau et perdu en mandibules, il n’est pas interdit de penser qu’il a, toujours réfléchissant et concevant, commencé à faire casser ses côtes de bœuf par quelqu’un d’autre. De fil en aiguille il a embauché.
Est-ce le début de l’entreprise ?
L’entreprise n’est-elle pas d’abord née d’une faiblesse et d’un désir ?
Finalement d’un besoin des autres qui ne tourne pas toujours à l’avantage des autres ?
Pourrait-on en déduire que la réduction physique des maxillaires offrant plus de place pour le cerveau, pour qu’il pense, gamberge, rumine, finisse par l’inciter à monter des coups, bluffer, mystifier et que, de fil en aiguille, l’accumulation devienne la seule raison d’être jusqu’à la destruction ?
Voyou ? Chef de gang ? Seigneur ? Aristocrate ?
Je m’en veux de m’emporter ainsi, d’élucubrer, dit Joseph.
Heureusement Nathan Moller finit toujours par me ramener à la raison et à la maison.
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