Marcel Cordeau habite à côté du parc Bellagio dans le même immeuble que René Frantic, là où la majorité des appartements ont été murés. Après sa journée de bureau et son sandwich de midi, il rentre chez lui chaque soir pour s’installer le plus confortablement possible devant sa grande télévision devant laquelle il déguste le plus souvent une pizza ou un plat surgelé. Il regarde les programmes sans une grande attention sauf quand il y a un pic d’alerte rouge (en général un documentaire, reportage, enquête à sensations) et que plusieurs personnes en ont parlé au bureau. Il suit les émissions et les films avec une attention flottante, repassant dans sa tête, presque au ralenti, de grands moments de sa vie qui n’intéressent personne d’autre que lui mais deviennent à ses yeux, malgré l’indifférence générale, de plus en plus légendaires.
Marcel Cordeau est un employé de bureau depuis des années. Il est méthodique et lent au point qu’on l’a surnommé le diésel. Il est obsédé par le contrôle, surtout pendant son travail, control freak a dit la doctoresse de la médecine du travail municipal qui l’a un jour rencontré pour un bilan. Il est normal à mort.
Il est si normal et banal qu’il arrive même à oublier qu’il travaille pour l’Agence, le service de renseignements de la municipalité (service mis en cause à plusieurs reprises pour ses écoutes, d’où la polémique récurrente sur le sens des mots entendre et écouter).
Un des sujets favoris de Marcel Cordeau est de repenser à son frère Joseph Cordeau, un garçon sans attache, tout le contraire de lui qui n’a jamais bougé de l’immeuble où il est né et dont la majorité des portes, étage par étage, sont fermées définitivement.
Le frère de Marcel, Joseph Cordeau, navigue partout dans le monde, en écoutant beaucoup le groupe Société Bloquée et en lisant chaque année, durant ses longs voyages, des dizaines de romans dont il préfère ne pas parler quand son frère l’interroge (l’air de rien Marcel Cordeau est un as de l’interrogation et de l’écoute).
Joseph Cordeau se sent au mieux loin de son pays, surtout dans les bars de marins, ou ce qu’il en reste. Quand il débarque à nouveau dans Notre Ville il vient dormir chez Marcel Cordeau son frère (dont il ignore le rôle dans les services de renseignements, il le pense gratte-papier (bien qu’il n’y ait plus de papier)), dans l’appartement de leurs parents maintenant tous les deux enterrés au cimetière Entrée Définitive.
A part son frère Marcel, l’autre personne qu’il aime voir à chaque retour est Olivia Comment, celle qui étudie les mots perdus sur le bout de la langue et qui affine sa théorie des mots qui ne sont pas perdus pour tout le monde. Ils se sont rencontrés lors d’une série de conférences sur les fonctions secrètes du langage (ils avaient sympathisé sur l’étude de la formule « Ça se comprend »).
Très lié à son bureau, Marcel Cordeau se demande comment son frère Joseph arrive à supporter une vie sans attache, comment il arrive à être toujours sur le départ, sans jamais s’installer.
– Ce n’est pas apaisant. C’est un peu énorme. C’est une occasion de penser.
Joseph Cordeau (marin éternel) a toujours été à part, un peu marginal, renfermé, rêvant de larguer les amarres (son expression) dès le lycée.
En dehors des bateaux où il sait faire équipe quand il le faut, dès qu’il est à terre il ne voit plus personne de l’équipage et il aime bien rester seul. Il travaille à bord de porte-containers souvent pendant neuf mois.
Pendant neuf mois il vit dans le bruit permanent du bateau, dans le mouvement aussi, quelquefois dans la tempête. Les haltes sont de plus en plus courtes, parfois seulement quelques heures.
Quand il est au repos en ville, durant deux ou trois semaines, il fréquente le Pico Pico tous les jours. Parfois le Karaoké bleu. Une fois il y a entendu un concert des Pom Pom girls désinhibées qui ont mis le feu à la salle en chantant leur tube Inceste, viol et barbecue.
L’été il va aussi à la plage, il aime le sable artificiel, et regarde au loin les supertankers et les porte-containers. En général il choisit la plage Evolution des espèces.
Durant chaque séjour il revoit au moins une fois le film Les trois jours du condor. Dans ce film, Robert Redford est chargé de lire des romans pour le compte de la CIA, agence d’information américaine qui espère beaucoup de la littérature romanesque. La CIA attend de lui qu’il trouve des pistes, des renseignements, des informations utiles à la sécurité du pays dans les romans : cette idée fascine Joseph Cordeau au point qu’il a commencé de lire des romans dans cet esprit, à la recherche de messages et il a été déçu d’entendre son frère Marcel lui dire qu’il n’aimait pas trop l’espionnage.
De son côté Joseph Cordeau a voulu écrire aussi un roman et s’est pris de plaisir pour la répétition.
C’est cette recherche sur le langage et la répétition qui le lie à Olivia Comment qui étudie de façon improbable les mots perdus sur le bout de la langue.
Au sujet de la répétition qu’il adore, Joseph Cordeau a dit à Marcel Cordeau : « Si tu répètes trop, de façon presque maladive, tout devient étrange. C’est comme ça que j’adore les films de Martin Arnold et les poèmes de Ghérasim Luca…
… Si tu n’as pas peur de répéter encore et encore, tu découvres des failles, d’autres mondes. C’est aussi étrange que toi dans ta maison. Déjà si tu n’as pas peur, le monde te paraît si différent. Tu ne devrais pas rester autant devant la télé, c’est un signe d’anxiété.»
Marcel Cordeau a répondu : Parce que tu crois que je ne le savais pas ? Que je ne me doutais de rien et que j’étais à ce point stupide et ignorant des dangers ? As-tu seulement terminé d’écrire Mais dans quel monde je suis ?
Joseph Cordeau n’a rien répondu et il est sorti du Pico Pico. Il a revu Olivia Comment.
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