La science ou la liberté

Dans Notre-Ville notre peuple ratiocine surtout la nuit, partout où il peut, jusque dans les caves imbibées de tristesse où courent des rats et parfois des espèces mutantes.
Dans les pays où les femmes ne sont pas libres, quand elles peuvent étudier, dit-on dans les couloirs des observatoires de la chose, elles s’orientent plus souvent vers les sciences.
Autrement dit : à l’inverse, dans les pays où les femmes sont à peu près libres, elles s’orienteraient moins vers les sciences.
C’était le dernier accrochage au Pico Pico durant le débat autour du suicide de Sylvia Plath au grand regret des admirateurs de l’écrivain qui auraient préféré un débat moins technique.

Durant cet accrochage personne n’a pu savoir si les hommes les plus libres allaient plutôt vers la littérature que vers les sciences et si, en littérature ils choisissaient plutôt la prose ou la poésie. Ils sont tellement libres on n’arrive plus à savoir.
Et l’économie ? Et le droit ?
Personne n’a pu comprendre si, à un degré extrême de liberté, les hommes et les femmes faisaient de la poésie. Comment ça les machinait cette affaire.
Et comment pourrions-nous mesurer le degré de liberté ? Par la richesse ? La marginalité ? Le temps libre ?
La littérature attire qui ? Et le cinéma ? L’art ?
Au Pico Pico personne n’ose dire franchement que l’absence de liberté rend plus scientifique. Ou qu’elle donne plus de goût pour les sciences et aux sciences. Cependant cette rumeur persiste jusque dans les corridors aux dalles blanches où l’on essaye de penser librement (ce qui semble impossible avec le bombardement d’images).
Les femmes les moins libres penseraient trouver de la liberté en étudiant les sciences ? De l’émancipation ? Un outil de protection ?
Quelqu’un a demandé si l’attirance vers la littérature était un signe de liberté ? Ou un signe d’évasion ?

Lire serait creuser un tunnel ? Une niche ? Pour s’enfermer ou s’évader ? S’enfermer serait une forme d’évasion ?
(À ce sujet, signalons ce festival formidable sur la littérature de cave de plus en plus vivante si l’on peut dire)
Quelqu’un a voulu nous avertir que le diable se cachait mieux dans la science que dans la littérature.
Pourtant, il est notoire que le diable littéraire ne peut se retenir, qu’il pénètre partout et que la littérature est non seulement pleine de démons mais faite de démons.
Et puis quelqu’un a parlé de science-fiction et de fantastique.
Pffttt.
Là-dessus tout le monde a été séché quand quelqu’un a lu à haute voix la dernière lettre de Sylvia Plath qui écrivait de la prose et de la poésie, avant son suicide à vingt-neuf ans. Lettre qu’elle a écrite à son psychiatre le lundi 4 février 1963 :
Chère Dr. Beuscher,
Je vous écris de Londres où j’ai trouvé un appartement & une fille au pair et où financièrement j’ai assez de quoi pour vivre environ un an. Je pensais prendre un non-meublé et le meubler grâce aux poèmes & emprunts, & le louer l’été à des touristes quand je rentrerais à Devon, pour tirer le plus possible du loyer & Ted a dit qu’il essaierait de nous donner environ 280 $ par mois, et moi j’essaie de faire le reste en écrivant. J’ai lu le Fromm finalement & je pense que j’ai été coupable de ce qu’il appelle « amour idolâtre », que je me suis perdue dans Ted au lieu de m’y trouver, et c’est pourquoi ce qui se tramait profondément sous cet amour merveilleux, de l’écriture et des bébés, c’est que je craignais de le perdre, qu’il me quitte parce que je dépendais de lui de plus en plus, faisant de lui à la fois une idole & un père. Il me restait encore suffisamment de personnalité quand j’étais à Devon pour que son départ & ce projet de divorce me soulagent immensément — maintenant il faut que je grandisse et me sorte de ces ténèbres, pensais-je, je dois être moi. Mariés, nous n’étions jamais séparés & vivions toutes nos expériences via le filtre l’un de l’autre. Mais comme adulte, je n’aurais jamais pu supporter un mariage fait d’infidélités. Mon homme était beau, viril et brillant & il l’est toujours, quelle que soit la manière complètement immature qu’il a de tout foutre en l’air d’une manière si violente. Il m’a dit qu’il était désolé d’avoir menti, et il a l’air d’avoir sincèrement envie qu’on s’en sorte de notre côté.
Ce qui m’horrifie, c’est le retour de ma folie, ma paralysie, ma terreur & vision du pire — lâche retrait sur soi-même, hôpital psychiatrique, lobotomies. Sans doute que de voir Ted une fois par semaine quand il vient voir Frieda n’arrange pas les choses — voir à quel point il est heureux & satisfait & indépendant maintenant, et à quel point je l’admire encore plus quand je le vois comme ça, & comme nous pourrions être bons amis si je pouvais mûrir un peu affectivement. Il est complètement gaga de la fille de son agence de pub, qui est rentrée vivre avec son troisième mari pour entretenir le feu de la passion, alors même qu’elle a passé 3 semaines avec Ted & qu’ils ont passé une semaine de vacances ensemble en Espagne. Si je n’étais jalouse que de ça ça irait encore. Mais je sais que ni l’Espagne ni faire l’amour ne me feraient du bien maintenant, jusqu’à ce que je me retrouve moi-même. Je sens que j’ai besoin d’un rituel, pour survivre d’un jour sur l’autre, jusqu’à ce que je parvienne à m’extraire, grandie, de cette mort-là & tomber, sur les conseils de Fromm recommandant concentration, patience & foi m’a donné une sorte de paix, mais aussi que je continue à glisser dans ce trou sans fond de panique et de froid glacial, avec l’exemple horrible de ma mère avec son angoisse terrifiée & son « inégoïsme » d’un côté & de l’autre la beauté de mes deux petits enfants. Je vis de somnifères & tonifiants & j’ai réussi à obtenir quelques commandes d’un magazine & la BBC & de très bons poèmes mais, je crois écrits sur le fil de la folie. Le départ de Ted est de notoriété publique & je prenais tout cela avec dignité & une sorte de fougue au début — des gens achetaient mes poèmes & mettaient ce travail pour la BBC sur ma route, & maintenant je suis morte de peur de devoir tirer mon rideau mental & abandonner. En tant que poétesse, écrivaine, je pense que je suis très narcissique & le désespoir d’avoir 30 ans & d’avoir laissé ma vie filer, n’avoir rien étudié pendant des années, n’être parvenue à maîtriser aucun domaine de connaissance me fait l’effet d’un vent glacial accusateur. Juste là, ça m’est tout simplement une torture de m’habiller ou prévoir de faire la cuisine, mettre un pied devant l’autre. Ironiquement mon premier roman à propos de ma dépression obtient des critiques élogieuses. Et je me dis qu’un simple acte de la volonté suffirait à rendre le monde stable & solide. Personne ne peut me sauver sauf moi-même, mais j’ai besoin d’aide et mon médecin m’envoie chez une psychiatre. Vivre de mon esprit, de mes écrits — même seulement en partie, est affreusement difficile en ce moment, c’est si subjectif & ça a tant besoin d’objectivité. Pour la première fois depuis le mariage, je vois des gens indépendamment de Ted, mais ma propre absence de centre, de maturité, me tourmente horriblement. Je suis consciente qu’il y a une lâcheté en moi, un désir de baisser les bras. Si je pouvais étudier, lire, prendre plaisir à voir des gens de mon côté, le départ de Ted serait difficile, mais je ferais avec. Mais il y a ce satané froid glacial, qui s’introduit de lui-même. Me voilà soudain agonisante, désespérée, et pensant Oui, laissons-le se répandre dans toute la maison, prendre les enfants, que je meure & fin de l’histoire. Comment pourrais-je sortir de ce cycle effroyablement défaitiste & grandir. Je ne sais que trop que c’est impossible pour moi de compter sur un nouvel amour ou un mari en ce moment, je suis incapable d’être moi-même & de m’aimer moi-même.
Maintenant les bébés pleurent, je dois les emmener au thé.
Avec amour,
Sylvia.

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En lien avec l’histoire sauvage, une pièce radiophonique à écouter en podcast, diffusée le samedi 1er septembre 2018 de 21h à 22h
(mettre en lien :
https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-samedi-noir/la-reserve-noire-de-jean-pierre-ostende
« La réserve noire » de Jean-Pierre Ostende
Une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. Conseillère littéraire : Caroline Ouazana. Assistant à la réalisation : Félix Levacher
Avec :
Mohamed Rouabhi (Régis Legrand) Pierre-Jean Pagès (François, le père)
Agnès Sourdillon (Sylvie, la mère) Baptiste Dezerces (Sébastien, le fils)
Lyn Thibault (Tatiana, la fille) François Siener (André, le grand-père)
Bernadette Le Saché (Rosemarie, la grand-mère) Miglen Mirtchev (Thomas, le résident) Lara Bruhl (Suzie, la résidente)
Bruitages : Benoît Faivre et Patrick Martinache
Equipe technique : Eric Boisset, Mathieu Le Roux

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