Existences. (8ème partie) Le Laboratoire II.

(Précédemment : Après des années comme famille témoin pour un promoteur-constructeur, un couple trouve un emploi dans un laboratoire spécialisé dans les missions scientifiques de longues durées à bord de vaisseaux spatiaux.)
Durant ces tests dans le laboratoire, le couple connait – il faut l’avouer – un grand nombre de difficultés physiologiques et en particulier : leurs os rétrécissent – cela s’appelle de l’ostéoporose – c’est agaçant.
Ce n’est pas tout. Trop souvent têtes en bas, le sang leur monte à la tête… Comme vous le savez, pour pouvoir se pencher longtemps sans ce que le sang vous monte à la tête, la meilleure solution est d’être une girafe. En effet, la girafe dispose d’un système de clapets le long de son cou et ce système ingénieux lui permet d’éviter un afflux de sang au cerveau quand elle se penche pour brouter de l’herbe. L e monde est peut-être imparfait mais reconnaissons que le laboratoire de création de la Terre (Dieu et son équipe, appelons-les ainsi) a conçu pas mal de choses absolument inouïes en une seule semaine et avec l’élégance de ne déposer aucun brevet. Malheureusement l’homme n’est pas équipé d’un tel système de clapets, le sang lui monte au cerveau quand il se tient longtemps à l’envers et c’est agaçant.
Parfois, le couple pense à la girafe. Est-elle une solution dans le vaisseau spatial ? Certes, non.
Est-ce que la résolution de tous nos problèmes se trouve sur cette planète, la Terre, autour de nous, à portée de main, chez les animaux ou dans les plantes ? N’y a-t-il plus qu’à les trouver ? Aurions-nous toutes les recettes et les formules sous le nez dans les plantes et les animaux depuis des milliers d’années ? L’hirondelle pour l’acrobatie aérienne, l’aigle pour la vision, le chien pour l’odorat, le guépard pour la vitesse, le puma pour le saut, le requin pour l’électroréception, la baleine pour le sonar, la chauve-souris pour le radar… Notre planète est-elle qu’un grand jeu où les solutions sont cachées dans la nature ? Y a-t-il au-dessus de nous, dans l’univers, une bande de joueurs (appelons-les des dieux) pour nous observer en train de patauger depuis des milliers d’années et parier sur nos recherches ? Là, ils sont à deux doigts de trouver le vaccin mais non ah que les Terriens sont maladroits…
Bref. Le couple a la TBA, la grosse tête, que certains chercheurs ont appelé la Tête Bouffie de l’Astronaute.
– Tu as remarqué la grosseur des casques…
– C’est une plaisanterie ?
Comme si l’ostéoporose d’un côté et la grosse tête bouffie de l’autre ne suffisaient pas, le couple découvre aussi, détail charmant de la vie à deux en vaisseau spatial, des problèmes intestinaux suite à l’absence de haut et de bas. Notre intestin n’est pas aéronautique.
Tous les deux en ont marre des forums et des discussions à n’en plus finir sur diarrhéesdastronautes.com ou cosmosconstip.fr.
Ça a l’air beau et attirant le monde spatial… comme ça…. très hors du commun… héroïque… l’aventure spatiale… ça fait rêver… d’ailleurs, des milliers de garçonnets, de fillettes et de moitié-moitié en rêvent… La réalité est différente. Le monde du travail n’est pas toujours propre et ne sent pas toujours bon.
Malgré toutes les précautions prises, la surveillance médicale rapprochée, les contrôles permanents, s’ajoutent des problèmes cardiaques dus aux efforts pour compenser la faiblesse de la gravitation.
Vous n’y pensez peut-être pas dans votre vie quotidienne les pieds sur terre mais ce n’est pas très naturel d’être dans le ciel. L’organisme de l’homme n’a pas été conçu pour ça.
Les conséquences ?
S’ensuivent un affaiblissement du corps, disons un ralentissement des fonctions générales…. une perte de l’appétit, le tout accompagné de radotages gratinés, oui, de radotages… l’ordinateur central, le cerveau, est ralenti, produit une espèce de fantaisie déplacée et aussi de la nervosité, des débordements nerveux récurrents, des espèces de flashs… en deux mots ils radotent, ils n’ont pas faim, ils s’énervent. En gros, ils ont très vite la plupart des signes manifestes du vieillissement.
C’est une expérience. Comme on dit quand on veut rassurer et ne plus prononcer le mot catastrophe.
Par moments ils sont complètement déroutés, sans repère, ils papillonnent, ils regardent le monde qui les entoure de façon très étrange, comme certains vieillards d’ailleurs, l’analogie n’est pas sans fondement.
Le couple a pris un coup de vieux.
Cela ressemble à une drogue. Certaines drogues ressemblent à un coup de vieux.
Parfois, tous les deux main dans la main oublient pourquoi ils flottent et, sans trop comprendre, se regardent flotter, comme des sachets en plastiques le jour du marché. Quand ils flottent comme des sachets en plastiques le jour du marché, cela leur rappelle la lointaine banlieue toujours touchante dans leurs souvenirs, avec ses parkings et ses centres commerciaux vides, ses balancelles hors d’usage, ses salles de bowlings abandonnées, ses fauteuils en plastique désespérés, ses enseignes de steak house désertés, ce bar où ils se sont rencontrés, à l’époque où ils étaient au chômage, divorcés, parent d’un enfant chacun et où ils avaient plaisanté en se disant : Ça nous fait vraiment des points communs, le chômage, le divorce, ça serait bien de se revoir, autant partager notre chance, comment en êtes-vous arrivés là vous aussi ? C’est curieux que l’on ne se soit jamais rencontrés avant.
– Et maintenant nous voilà nageant dans un simulateur, après avoir simulé toute une vie de témoin, c’est une étrange coïncidence, un peu ironique, notre destin, tu ne trouves pas ?
– Si. Je trouve. Mais maintenant c’est fait. Nous devons continuer et ne pas terminer en eau de boudin.
– Tu crois qu’il y a… une alternative ?
C’est la question à éviter.
Ils restent là tous les deux muets… avec le regard fixe de ceux qui sont perdus dans leurs pensées. C’est exactement le même regard que celui des parents vieillis que les enfants croient savants, enfoncés dans leur canapé, et ne comprenant finalement rien aux enjeux internationaux et à la façon dont le monde tourne et retourne.
Pendant qu’ils y étaient, le laboratoire n’est pas à une expérience près, les responsables scientifiques du service ont offert au couple la possibilité, l’opportunité, pour ne pas dire la chance, de tester leur lecture d’ordinateur à l’envers (très pratique mais pas si facile que l’on croit) et de profiter par la même occasion d’une offre de défiscalisation pour certaines heures supplémentaires accomplies les jours fériés – ce qui pourrait vous permettre avec le temps de partir avant soixante-et-quinze ans – ce qui n’est pas négligeable – On y pense pas maintenant mais… Hein ? Vous nous remercierez.
Vous auriez tort d’y renoncer.
Au point où vous en êtes.
Par la même occasion on enregistre aussi leurs réactions aux changements de couleur du mobilier, couleurs destinées à mieux se repérer dans des modules aux formes et modèles répétitifs et susceptibles de taper sur le ciboulot. C’est une grande question. Une question de forme et d’esprit humain. Nous l’avons remarqué : la répétition pour tout le monde – à part certains obsessionnels – n’est pas une chose si aisée. Cela crée des complications – cela altère des comportements – avec des conséquences pour l’être humain mais aussi pour son entourage – ce que nous souhaiterions éviter – c’est compréhensible – puisque nous sommes là pour améliorer les conditions de travail des futurs personnels en mission de longue durée.
On étudie aussi leurs comportements, leurs façons d’évoluer, de se déplacer, de réagir dans des espaces et des environnements facilitant ou devant faciliter, par exemple, le coucher dans un lit suspendu (on en revient toujours aux classiques, quoi qu’on imagine) et ce n’est pas non plus une affaire si tranquille ou innocente d’attraper l’oreiller cul par-dessus tête, à un certain âge, disons adulte, sauf si l’on a gardé un profond tempérament joueur, mais nous savons tous, par expérience, que le tempérament joueur, aussi fort soit-il, a très peu de chance de survie dans un milieu consacré au travail et à la production et sans remise en question, cela pour des raisons bien compréhensibles qui tiennent beaucoup à la grandeur des organisations – le jeu est un explosif vous le savez – ça peut sauter à tout moment tout désorganiser, c’est de la nitroglycérine sociale ; bref. Vous savez bien combien un certain degré d’indifférence est utile au fonctionnement harmonieux d’une société… Vous avez peur de l’indifférence ?
Ça ne va pas ? Are you all right ?
Auriez-vous besoin de replonger dans la série true detective pour vous changer les idées avec Lucinda Williams ?

Are you all right ? (Ça va bien ?)
Is there something you want to say ? (Tu veux dire quelque chose ?)
Just tell me that you’re ok (Dis-moi juste que ça va)
Is there anything I can do ? (Je peux faire quelque chose ?)

Partager ce texte...
Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.