Comme une huitre

Depuis qu’il est de retour dans Notre Ville et habite la Tour Solitude, il a encore des envies d’aéroports, de gares, de disparitions, de temps en temps, mais il essaye de ne pas replonger de l’autre côté de lui-même. Il s’accroche et tient bon. Il collectionne les livres et les films où il est question de voyage, cela devrait le combler. De son fauteuil ou de son lit tous les pays lui sont accessibles en libre accès et il ne s’en prive pas. C’est un as du déplacement retranché.
Il s’est mis à découvrir des auteurs japonais et il a relevé toutes les occurrences du mot voyage dans un carnet qui a la taille d’un passeport. Chez les auteurs japonais puis chez les auteurs anglais et les Scandinaves, chaque phrase où il est question de voyage est inscrite.
Il en a fait un point d’honneur et l’honneur est souvent maniaque et exigeant.
Puis un jour il n’a plus eu envie de tout ça. Il a décidé de s’affranchir, de tourner la page et de ne plus jamais s’occuper de voyage.
Comme disait Bruce Chatwin : Ici, ça ne me plaît pas trop mais c’est un endroit comme un autre pour accrocher son chapeau. (En patois, A place to hang your hat.)
Il cherchait quelque chose qu’il n’arrivait pas à définir. Un déclic.
– Chaque déclencheur est un plaisir.
Il avait besoin de patience et de temps. Il ne photographiait plus. Il ne voyageait plus.
Il était passé de la boulimie de voyage à l’anorexie du déplacement.
Il avait recopié de Kafka : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste assis, à ta table de travail et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois tout à fait silencieux et seul. Le monde va s’offrir à toi et jeter son masque, il ne peut pas faire autrement, il se tordra d’extase devant toi. » (Les aphorismes de Zürau)
Il s’est intéressé au Bernard l’ermite et à bien des coquillages.
Il a trouvé l’huitre tenace et l’a citée souvent quand on lui vantait les mérites de l’évolution.
Quand on lui disait : « Les dinosaures n’ont pas voulu évoluer, résultat : ils sont morts. »
Il répondait : « Mais les huitres sont toujours là. »
Et quand on avait l’insolence de répliquer : « Vous aimeriez être une huitre ? » Il soufflait, pffttt.
Il avait besoin d’indifférence. Et aussi d’abandon. Il avait besoin de laisser le temps glisser. La Tour Solitude avait été parfaite pour ça. C’était la grande qualité de la Tour Solitude. Apparemment, les habitants de la Tour Solitude signaient tous un contrat de silence. Un contrat tacite. Et puis les appartements étaient bien insonorisés.
Ce n’est pas juste une promenade, une balade, du tourisme intérieur encadré et guidé par une spécialiste qui vous permet de descendre en rappel à l’intérieur de vous-même comme doit le faire si bien l’huitre pour parfois dégager une magnifique perle. Et puis un jour il a éprouvé un curieux sentiment : une manière de magie désenchantée. Une de ces magies désenchantées qui peut se ressentir dans un entrepôt d’Emmaüs, une fin de journée d’hiver froide et pluvieuse, devant des meubles abîmés mais encore debout, des caisses de livres un peu tachés, déchirés, sales, mais encore lisibles et que personne ne connaît dans un rayon de dix kilomètres. A part peut-être un vieux grand-père planant qui écoute Klaus Schulze, Pink Floyd, Jean-Michel Jarre, Tangerine Dream, Circle with Erkki Kurenniemi, en fumant de la marijuana bio (issue de l’autoproduction), assis dans un fauteuil, avec sur les genoux une couverture et un album de bande dessinée de Robert Crumb, l’air un peu parti, hypnotisé, demi-sourire fatigué aux lèvres, un homme venu du XXème siècle, une figure historique qui est partie et ne reviendra jamais plus sous cette forme…
Et il n’arrêtait pas de penser « Bénis soient le retrait et l’éloignement en pleine ville. Que serais-je devenu si j’avais trempé au milieu de la soupe bien éclairée. J’aurais disparu. C’est évident. J’aurais fondu. J’aurais disparu. Je me serais dissous riche, sans aucune chance de réapparaître. Bénis soient le retrait et l’éloignement en pleine ville. Isolé au milieu de tous. »
Ne suffit-il pas de croire profondément qu’il y a des alternatives partout et à chaque instant ?
kalpetran, Vaast Colson
(kalpetran, Vaast Colson)

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