Nous sommes oooohhh

Depuis l’introduction de la philosophie au conseil municipal de Notre-Ville (on se rappelle les polémiques à l’époque), des extraits de livres de Michel Foucault défilent en lettres rouges électroniques sur le fronton du palais des congrès.
(De plus en plus, au XVIIIème siècle, on se tourne vers une explication économique et politique, dans laquelle la richesse, le progrès, les institutions apparaissent comme l’élément déterminant de la folie.)
Des filles agrégées de lettres, de mathématiques, d’histoire, de géographie viennent danser devant l’orchestre de musiciens sans papier, cela sous le contrôle et le petit pain chaud des associations caritatives où fourmillent des bénévoles pleins d’entrain.
Parfois une foule de passage vient admirer des champions de capoeira, des guerriers, des hommes et femmes à tête de mort, des squelettes jongleurs.
Parfois quelqu’un monte sur une petite caisse fragile et fait l’éloge de la mère d’Andy Warhol.

Et toujours les phrases de Foucault défilent sur le grand écran.
(Citant Spurzheim : « Les sentiments religieux… agissent sans restriction ; tout individu a la permission de prêcher à qui veut l’entendre » et à force d’écouter des opinions si différentes, « les esprits sont tourmentés pour trouver la vérité. »)
Tout le monde lit plus ou moins, chacun à sa façon, bougeant lèvres ou pas (à l’ancienne), demandant explications ou pas, sauf les marchands de fruits et légumes qui haussent les épaules pour nous faire croire qu’ils connaissent tout ça par cœur.
Parfois quelqu’un fait l’éloge de la mère de Roland Barthes et nous invite à voir ce film attachant où les mères de Roland Barthes et Jorge Luis Borges affrontent les mères d’Andy Warhol et Truman Capote dans une partie de cartes poignante.

(Pour des raisons d’argent, les familles sont plus tyranniques que partout ailleurs (qu’en Angleterre) ; seules les filles riches trouvent à se marier ; « les autres sont réduites à d’autres moyens de satisfaction qui ruinent le corps et dérangent les manifestations de l’âme. La même cause favorise le libertinage et celui-ci prédispose à la folie. » (Spurzheim))
Les envoyés spéciaux retiennent en général que le libertinage prédispose à la folie et que le libre commerce aussi…
Beaucoup de oooohhh dans la foule.
Notre-Ville devient très oooohhh.
Il faut préciser toujours que ce n’est pas Michel Foucault qui écrit ça mais Spurzheim dans Observations sur la folie (1818).
Tout le monde semble chercher quelque chose et, souvent (les plus désintéressés), sans savoir quoi.
Il y a des places dédiées pour tourner en rond.
Nous errons dans une espèce de nuit où parfois il fait froid. C’est glissant.
Nous ne savions vraiment plus quel chemin prendre ni dans quel buisson nous cacher… répondent les enfants quand les éducateurs les interrogent sur leur dernière fugue… et s’ils pouvaient ils se jetteraient dans leur bras pour un câlin, une balise de survie.
La fugue est devenue un sujet de film. Un genre.
Les punitions sont devenues aussi un sujet.
Les punitions sont désirées partout, vous le savez les enfants ?
C’est peut-être le premier sentiment.
Il y a des adultes qui ne rêvent que de châtier, du soir au matin.
Ils condamnent sans cesse.
Il n’y a jamais eu autant de punitions blanches, des punitions où l’on ne voit pas le sang couler. Des punitions blanches, symboliques. Que tu ne peux ni peindre ni filmer. Toutes intérieures. Des privations, des carences, des ressentiments.
Les châtiments sont à la mode, la pénitence est en vogue, les petites alarmes mesquines, les sonneries qui vous prennent en défaut, les contrôles pour votre bien…
Le conseil municipal se demande encore comment on peut imaginer que le libertinage et le libre commerce prédisposent à la folie ?
Ce qui n’empêche pas de reconstituer des bals du XXème siècle jusque dans le plus petit détail comme l’extrême solitude qui en suinte et nous dégouline dans la tête.

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En lien avec l’histoire sauvage, une pièce radiophonique à écouter en podcast, diffusée le samedi 1er septembre 2018 de 21h à 22h

« La réserve noire » de Jean-Pierre Ostende
Une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. Conseillère littéraire : Caroline Ouazana. Assistant à la réalisation : Félix Levacher
Avec :
Mohamed Rouabhi (Régis Legrand) Pierre-Jean Pagès (François, le père)
Agnès Sourdillon (Sylvie, la mère) Baptiste Dezerces (Sébastien, le fils)
Lyn Thibault (Tatiana, la fille) François Siener (André, le grand-père)
Bernadette Le Saché (Rosemarie, la grand-mère) Miglen Mirtchev (Thomas, le résident) Lara Bruhl (Suzie, la résidente)
Bruitages : Benoît Faivre et Patrick Martinache
Equipe technique : Eric Boisset, Mathieu Le Roux

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