La nouvelle expression « distanciation sociale » est souvent analysée comme fortement idéologique et des opposants proposent de la remplacer par « distance physique ».
Que la direction de l’hôpital puisse annoncer chaque jour qu’il y a plus de sorties que d’entrées laisse rêveurs les amoureux de littérature fantastique qui tout de suite s’imaginent des entrées hors contrôle.
« Et que le circus virule moins ! » a été nommé pour un prix des grands lapsus ministériels.
Heureusement qu’il y a la névrose. On s’ennuierait.
Sans névrose, nous serions restés dans les cavernes. Pourquoi sortir si tout va bien ? On n’aurait jamais eu de crainte ; peut-être même pas d’appréhension ni de sport ou d’émissions de jeux.
On aurait eu les yeux vides, personne n’aurait médité pour se calmer, le cinéma n’aurait pas existé.
Cela n’a pas été le cas. La névrose et la peur sont arrivés.
Cela n’a pas cessé. Dans Notre-Ville aussi.
La peur (la chose ne fait que commencer) est amoureuse et envahit les maisons et il y a chaque jour de quoi s’effrayer, déjà avec le classique « on-ne-vous-dit-pas-tout ».
Les experts de Notre-Ville essayent de comprendre cette circulation de l’inquiétude, de l’interroger, de la scruter, de l’analyser.
Il y a de nombreux débats, des enquêtes, des questionnaires qui circulent dans Notre-Ville au sujet de « Peur sur la Terre ». Récemment un groupe de chercheurs a envoyé ce message à un groupe test :
« Angoisser vos proches en diffusant chaque jour des nouvelles atroces par sms, tweets, blogs, graffiti, murmures dans le creux de l’oreille, discours, lettres, fax, est-ce que cela réduit votre angoisse ?
Est-on soulagé de terroriser des êtres humains en diffusant chaque jour des dénonciations, des preuves d’irresponsabilités, des incompétences, des magouilles, des erreur d’appréciations, des raisonnements imbibés de pur ressentiment, des maladresses contaminantes, des fourvoiements, des déclarations stupides, des mesures abracadabrantes, des mensonges poilus, des exagérations XXL… »
Malgré la guerre annoncée, de nombreux habitants de Notre-Ville ne restent pas inertes sur canapé et profitent du confinement pour suivre la formation des réseaux sociaux qui fait de vous un spécialiste en biologie et virologie en moins de trois semaines.
– Ton diagnostic global sur la mesure de l’effet retard des asymptomatiques dans leur cluster sans randomiser, tu t’en fous?
– Et ton ratio individuel/collectif ne devrait pas t’empêcher de changer ton logiciel comportemental pour éviter certaines manips, non?
(Une nuit un hommage est rendu à Claire Bretecher…)
Là-dessus, notre amour des chiffres continue de terrasser notre amour des lettres. Selon certains amis de la fiction, les chiffres avaient déjà de l’avance.
Les scores de la pandémie sont affichés partout.
Alors, il a fait combien aujourd’hui ?
Ce n’est pas le Covid qui va émousser notre goût pour les chiffres, les évaluations, les comptes, les calculs, les statistiques, bien au contraire.
Pas plus notre amour de la comparaison : Pourquoi la Grèce a-t-elle si peu de morts ?
Nous sommes fous de camemberts, pas seulement en France, de statistiques et de chiffrages. On s’oublie dans les résultats. On s’égare dans les analyses. On se perd dans les commentaires divergents.
Notre attention se perd dans l’attention.
L’amour des courbes n’a pas cessé de progresser. Nous croyons trouver de la consistance et c’est une forme de vie dissolue qui guette : papillons désorientés tapant dans tous les coins de la toile.
Quand au retour de slogans prétendument mobilisateurs (de type : Nous sommes au bord de l’abîme, il est temps de faire un grand bond en avant) nous en avons peut-être assez mais ne l’avouons pas.
Le prix de la phrase la plus entendue a été décerné à : C’est irresponsable.
Comme il avait vu juste Charles Cros : Elles sont vraiment pas belles les personnes qui ont raison.
Pendant ce temps notre maire cherche où Kafka a écrit que le mal est ce qui distrait.
Cette phrase l’obsède.
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