Les meilleurs moments de notre vie

Enregistrer sa vie entière est devenu non seulement possible mais à la mode, même s’il est matériellement impossible de la revoir en entier. C’est la raison du succès des extraits choisis. Des capsules de meilleurs moments.
Tous ces repas avec des amis, ces voyages, ces rencontres dont vous ne vous souvenez plus peuvent ainsi revenir à la demande vous émouvoir et vous rafraîchir. On peut même vous réaliser des résumés « Les moments forts », dix minutes pour chaque heure.
Dix minutes c’est trop long ?
Oui.
Tous les formats sont possibles. Jusqu’à dix secondes inoubliables.
Trois heures de soirée en une demi heure de meilleurs moments ou en trois minutes. Résumez aussi les trois heures en cinq minutes. Merci.
– L’intelligence est vite ennuyeuse. Où sont les sensations ?
– N’oublions pas les sensations.
Bien assise dans son fauteuil, une jeune femme ajoute qu’elle et son mari ont chacun un tatouage bien placé. Ils projettent d’en avoir un deuxième le plus vite possible dès qu’elle aura un peu de temps. Un tatouage plus timide encore. Avant qu’il ne soit trop tard.
A certains endroits la ville est très usée par l’eau, le soleil et les piétons. Elle est refaite avec soin à d’autres endroits. Par moments elle ressemble à une vieille dame qui a commencé des travaux de chirurgie esthétique mais qui n’a pas continué partout – avec ce qu’il y a de réussi et ce qu’il y a de pathétique.
Dans certaines parties elle est toute fleurie.
Les morceaux neufs sont mêlés aux effondrements visibles. Ce n’est pas un hasard, c’est un choix. Elle est encore marquée par sa précédente exposition dans les stations-service abandonnées (invitée par l’association On n’abandonnera rien), une série de photographies accompagnées de textes où il est question de son enfance et de quelques évènements historiques qui l’ont marquée comme la guerre d’Algérie et la guerre d’Indochine (on a oublié que les trente glorieuses n’étaient pas si paisibles ni toujours glorieuses).
Nous croisons un groupe de retraités qui en veulent, très secs, tous équipés d’un bâton de ski en guise de bâton de marche.
Les monstres pourraient nous écraser rien qu’avec leur sourire. Comme s’ils voulaient rattraper une enfance gâchée.
Sur la plage de la baie des espèces, on utilise souvent des carcasses de bateau échoué comme bar-restaurant. Cette tendance de la restauration en bord de mer séduit de nombreux clients amateurs d’horizons marins et de design rouillé. La nourriture soignée et le romantisme de la ruine.
Une journaliste de l’Étoile du Matin a réalisé une série de photographies sur des clandestins trois ans auparavant. Elle pensait pouvoir les suivre pendant plusieurs années et un jour exposer les meilleurs moments mais six mois plus tard ils n’étaient plus là. Les coquins.
Elle n’a plus eu de nouvelles et elle ne les a jamais retrouvés. Ils ne sont plus dans la ville. Ils ont peut-être gagné un endroit où ça vaut la peine. Peut-être au nord, là où il fait si froid ?
Elle regrette de les avoir si peu enregistrés dans leurs meilleurs moments. De même qu’elle regrette qu’il y ait eu si peu d’attention aux machines de Théo Jansen, sculpteur hollandais, à leur fragilité de bois et de vent, si proche de celle des hommes.

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