(Précédemment : Le soir de leur première rencontre dans un bar un couple de jeunes chômeurs divorcés est abordé par un homme en noir)
Quand dans la conversation du jeune couple qui vient de se rencontrer il a été question de Copernic (1473-1543), l’homme en noir (assis au comptoir à côté d’eux) aurait pu parler de Kepler, évidemment qu’il aurait pu parler de Kepler, le créateur, l’initiateur, de l’astronomie moderne, Kepler (1571-1630).
Ce soir-là, ce soir de pluie, dans cette salle du Pico Pico, l’homme en noir aurait pu préciser : Copernic a travaillé sur les relations entre la terre, le soleil et les autres planètes… Mais Kepler, lui, son sujet c’est d’abord la perfection. C’est son point de départ : la perfection et Dieu. Il est parti de l’idée de Dieu et de la perfection pour imaginer le système, le système ahurissant. Contrairement à ce que l’on pouvait penser, c’était la bonne piste.
Pourtant ce soir l’homme en noir n’est pas là pour Kepler ou Copernic et il ne veut pas engager la conversation là-dessus. Il est réticent. C’est avec ce genre de sujet que l’on s’enlise, il le sait par expérience. D’autre part, il vient là pour un contrat et il a compris que ce couple était libre et, en quelque sorte, peut-être aux abois.
Le contrat que l’homme en noir leur propose est simple, très simple, limpide en apparence. Ils seront payés pour vivre tous les deux, ensemble, et plutôt bien payés pour ne rien faire d’autre que vivre, une très bonne somme d’argent au-delà de ce qu’ils peuvent espérer pour un poste d’employé ou de professeur, de bibliothécaire, d’ingénieur…
Et tout de suite le couple s’interroge, à la fois intrigué, inquiet…
Pour quoi faire ? Qu’est-ce que ça veut dire être payés pour vivre ensemble ? Qu’est-ce que ça sous-entend ? C’est… sexuel ? C’est une expérience de cobayes ?
Pas du tout. Vous n’aurez qu’à vivre dans une belle maison. Vous serez une famille témoin.
Et qu’est-ce que ça veut dire une famille témoin ?
L’homme en noir n’a pas répondu tout de suite.
Quelqu’un a mis de la musique au juke-box. Une espèce de musique planante, étrange, envoûtante. C’était peut-être Master song de Leonard Cohen.
Alors, qu’est-ce que ça veut dire une famille témoin ?
L’homme en noir a offert une tournée puis il a parlé en regardant au loin comme s’il s’ennuyait : Je suis chargé de recruter un couple, une famille serait encore mieux, pour une agence. C’est un poste à pourvoir dans un grand complexe de maisons individuelles à vendre. C’est une idée récente de l’Agence, un concept efficace nommé « maquette vivante », trois villas de tailles différentes seront villa témoin, elles seront occupées par des familles qui n’auront rien d’autre à faire que de VIVRE.
Vous serez le modèle père-mère & deux enfants. J’ai cru comprendre que vous aviez deux enfants ?
Il s’est tourné un instant vers eux.
Vous avez bien deux enfants ?
Tous les trois ont trinqué et bu.
Pour résumer, vous occuperez une villa en permanence, vous serez une famille normale vivant dans une maison témoin, vous serez une famille témoin du bonheur de vivre dans ce genre de maison – du bonheur d’être bien, à l’aise, équilibré, vif, parce que plus c’est vivant, plus ça plait, alors que voir des plans de maison vide c’est morbide, extrêmement morbide, non ?… C’est le vide… tous ces plans de maisons vides… et nous ne pouvons plus supporter le vide, non ? Nous n’en avons plus les moyens nerveux depuis bien des années.
Là, d’un geste du pouce vers le vieux barman aux cheveux blancs il a fait encore remplir les verres…
Vous serez un couple professionnel, c’est un nouveau métier, vous serez une famille professionnelle, un père, une mère, deux enfants issus d’un accouplement à l’ancienne, je suppose que c’est le cas pour vos enfants, et nés dans des conditions traditionnelles.
Sept jours sur sept, de dix heures du matin jusqu’à vingt heures le soir, vous n’aurez qu’une seule tâche, une seule activité : vivre, être là. Pas compliqué, non ?
Pour des périodes de deux à six mois… et ensuite, à chaque fois, des… vacances… et là… la femme du couple a dit : Vous connaissez Mike Brant ?
L’homme en noir n’a rien répondu. Il avait l’habitude.
Il a continué de regarder dans le vide et il a bu son verre d’un coup. Il n’a pas répondu.
La femme du couple a parlé seule de Mike Brant chanteur de charme israélien. Ce très beau garçon avait obtenu des succès phénoménaux en chantant des chansons d’amour… Mike Brant… pour lequel les filles se prosternaient… Il chantait laisse moi t’aimer toute une nuit…
Il s’est suicidé à 28 ans, oui. Ce très beau garçon qui avait obtenu des succès phénoménaux en chantant des chansons d’amour comme laisse moi t’aimer toute une nuit s’est suicidé.
Et saviez-vous qu’il chantait ses chansons d’amour en phonétique ?
Personne n’a répondu. Dehors il pleuvait toujours très fort.
Ils ont bu.
Ils entendaient Leonard Cohen chanter And he gave you a German Shepherd to walk / with a collar of leather and nails (Et il t’a donné un berger allemand pour te promener / Avec un collier de cuir et de clous)
Mike Brant chantait en phonétique parce qu’il ne parlait pas le français. Il chantait des mots sans les comprendre et puis un jour, toujours poursuivi par des milliers de femmes, il s’est jeté par la fenêtre…
La femme du couple venait de parler de Mike Brant sans savoir que la mère de l’homme en noir avait été amoureuse de Mike Brant au Bistingo, en 1969, l’année où il était arrivé en France et qu’il s’était produit au Bistingo grâce à deux chanteurs : Carlos et Sylvie Vartan…
Mais l’homme en noir n’a pas voulu relever la coïncidence (il ne veut plus entendre parler de Mike Brant qui chantait en phonétique Laisse-moi t’aimer).
Il n’a rien répondu. Il a continué de regarder droit devant lui.
Leurs trois visages ressemblaient à un dessin au fusain, sinistre.
L’homme du couple a dit : Mais ça consiste en quoi exactement de vivre dans une maison témoin ? Qu’aurions-nous à faire ou ne pas faire ?
C’est très simple. Vous pourrez regarder la télévision, écouter la radio, surfer sur l’internet, téléphoner à qui vous voudrez, tout sauf la prostration, la dépression, la mélancolie, pas de chagrin dans cette maison… Le tout, le plus important, sera de rester naturel, pas de jeu superflu non, de m’as-tu-vu, de rire hystérique, pas de comique grossier non plus, pas d’exagération, de surcharge, de lourdeur, pas d’excès, pas de fanfaronnades. Vivre sa vie dans une maison témoin, ou si vous préférez « être témoin de sa vie » est une expérience très forte, non ? Vous ne trouvez pas ?
La fille et le garçon sont restés secs là-dessus.
Il vous faudra veiller à l’atmosphère et, comme le dirait Stanislavski, veiller à ce que la peur ne se glisse sous aucune forme ou phrase dans votre maison (et il parlait comme un homme qui récite) pour que règne un climat de joie et de légèreté… et que vous ne tombiez jamais dans le cabotinage et la vulgarité… vous comprenez ?… pour éliminer les tensions de vos corps et de votre monde intérieur… afin que vous puissiez refléter la VIE… vous comprenez ?… pour ainsi transporter les visiteurs dès qu’ils vous verront parce que les visiteurs sentiront votre présence et que votre présence sera forte et puissante.
Là, il y a eu un grand moment de silence.
La fille a eu l’image de valises en cartons, d’allers retours, de gares dans la neige, elle le racontera plus tard, blottie.
L’homme en noir s’est fait resservir.
Comme je vous l’ai dit, le primordial sera de bien vous tenir pendant les horaires de visite.
En dehors des horaires de visite vous ferez ce que vous voudrez, c’est bien normal.
Donc le primordial, ce que vous devez retenir, ce sera, pendant les horaires de visite, d’être le plus naturel possible. Je veux dire : à l’aise, décontracté, souple, l’important sera de ne pas vous battre ni vous disputer devant les acheteurs potentiels, aucune colère, aucune réplique sèche, aucune hystérie, un visage détendu, décontracté, délassé, reposé. Sourire de rigueur mais sans exagérer, pas de rage du sourire, pas de sourire forcé où l’on montre les dents d’une façon carnassière, juste un sourire d’ouverture – à la limite de la béatitude, de la confiance, de la sérénité.
Pas de larmes non plus, à éviter, à bannir, à éliminer. Ce sont des maisons promises sans larme ni heurt, sans affrontement.
Si les enfants pleurent, par exemple, s’ils ne peuvent se retirer et ravaler leurs larmes, cela peut arriver… on n’est jamais totalement à l’abri … si les enfants pleurent, donc, il leur est conseillé de coller leur visage aux vitres en fixant l’extérieur, la pelouse, la balancelle, en se répétant intérieurement : ça ne va pas durer.
Ils auront toute la nuit pour pleurer en paix s’ils le désirent. Mais cela n’arrivera pas.
Il faudra vous aimer formellement. C’est ça le projet. Vous aimer avec tendresse, avec régularité, au fond comme la plupart des familles qui durent, pour que nos invités, nos visiteurs de la villa témoin, se sentent au mieux, aient la meilleure impression de ce que doit être la vie d’une jolie famille dans une belle maison, ce que tout le monde essaye de faire, non ? Ce n’est pas sorcier. Tout le monde essaye ça… et vous aussi… Un mot gentil, un geste câlin sur l’épaule ou le long de l’échine… de la complicité… sans exagérer non plus, on ne vous demande pas de l’érotisme et encore moins de la pornographie… juste de la douceur, de l’attention, seulement être là, présent, vivants, pas de famille figée, pas de prostration. Les enfants aussi seront frères et sœurs, au moins formellement, vous ferez leur éducation… un petit cours d’histoire et de géographie… une dictée. Il n’y a rien de difficile, rien d’insurmontable. On vous demande seulement du naturel, d’être une famille authentique et sans heurt, en harmonie, en souplesse. Pas de vulgarité, pas de cris, pas de mauvais coups. Pas d’exagération. Deux ou trois fois par jour un ou deux membres de la famille pourront sortir se promener. Vous aurez des vacances payées après chaque contrat qui ne pourra excéder trois mois. N’ayez ni peur ni inquiétude. Tout se passera bien.
La clientèle sera à peu près homogène, tous de futurs propriétaires, des couples, avec des enfants parfois, des retraités aussi, des étrangers venus apprécier la beauté de notre pays, son accueil, son hospitalité.
Le samedi et le dimanche sont les jours où il y a toujours le plus de monde.
Le temps passera vite, vous verrez c’est rien une vie, c’est rien. Vous voyagerez… peut-être même à l’étranger… nous construisons partout et toute l’année, nous avons beau construire sans cesse il y a toujours des taudis, des gens dehors, des malheureux, des mal logés, c’est décourageant.
J’espère que vous n’avez pas peur de changer de ville et de région, de changer de climat, d’habitude, d’amis, vous en verrez des villes et des styles, vous en verrez des maisons au bout de quelques années, on s’habitue. Vous allez réfléchir à tout ça.
Si vous êtes d’accord vous viendrez passer les tests d’aptitude, rien de bien méchant, on s’assure juste qu’il n’y ait pas d’incompatibilité.
Ce serait dommage pour tout le monde, si vous deveniez fou par exemple ? Non, je plaisante… Détendez-vous, vous allez reprendre quelque chose ? On se détend. J’aime bien Leonard Cohen… Il va très bien avec la pluie…
Allez, je vous offre une tournée, quel sale temps cette pluie. Et si froide en plus.
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