Les oiseaux de mer planent au-dessus de son immeuble et la fille du studio se demande si c’est bien normal, naturel, que ces dizaines d’oiseaux tournent en rond en poussant ces cris, pour on ne sait quel message. Il y a bien d’autres immeubles que le sien dans la ville et elle s’interroge sur les raisons de leur choix parce qu’il est difficile de croire que les oiseaux écrivent des messages même si de plus en plus d’habitants de l’immeuble, y compris des gens en apparence fort raisonnables, soutiennent entretenir des conversations avec les animaux. A son avis beaucoup d’habitants se vantent d’avoir des aptitudes spéciales faute de pouvoir politique. Ils exagèrent leur faculté de communication avec les animaux faute d’avoir du pouvoir, de l’importance et de l’efficacité dans la vie réelle des hommes sur terre. A la rigueur, elle veut bien croire que les oiseaux écrivent une fiction dans le ciel, leur page naturelle, mais pas sur le sol à coup de fientes (la version sombre des histoires). En tout cas elle observe souvent le vol de ces oiseaux dans le ciel et avec beaucoup d’attention parce qu’elle sait maintenant que quoi qu’il arrive, dans quatorze ou vingt ans, on répètera partout que c’était une époque vraiment formidable, celle que nous vivons aujourd’hui, et on la regrettera. Oui, ce sera probablement, c’est une règle historique, une époque formidable qui a disparu et ne reviendra jamais. Alors, profitons-en bien.
Passionné de technique et d’espionnage, son voisin est persuadé que tous ces oiseaux sont des drones (petit engin volant télécommandé mais en anglais le mot drone signifie aussi abeille mâle ou faux-bourdon). Les oiseaux de mer, des drones ? Pilotés avec un joystick (littéralement un bâton du plaisir) ?
Quand je tiens mon bâton du plaisir. Bref. Ça l’amuse.
Ce voisin a l’impression d’être surveillé depuis qu’il a fait une demande de crédit à la banque et qu’après avoir rempli son dossier sur l’internet l’employée de la banque à la voix douce lui a téléphoné pour lui dire : « Vous êtes allé huit fois le mois dernier sur le site des maladies cardio-vasculaire. Pourquoi ? »
Ce voisin se demande s’il verra la saison suivante de cette série entre lui et sa banque.
Quand on vit une histoire d’amour, c’est la troisième saison, paraît-il le moment difficile, c’est là où l’on voit si les histoires d’amour tiennent et se transforment en matière solide, si l’on a été un bon showrunner de sa propre vie ou si tout s’écrabouille et se transforme en pâté.
La fille du studio pensait que le nombre de plans dans les films américains avait été multiplié par trois depuis 1960. Ça l’obsédait un peu cette multiplication des plans. D’après elle, cela avait rendu notre vie fébrile et toujours en manque d’action.
Elle apprend sur la toile que l’Europe s’en tire encore pas mal.
Sergio Leone : 7,0 secondes.
Federico Fellini : 8,8 secondes.
François Truffaut : 13,5 secondes.
Ingmar Bergman : 16,7 secondes.
Jean-Luc Godard : 20,7 secondes.
Andrei Tarkovsky : 40,0 secondes.
Bela Tarr : 178,3 secondes.
Aux Etats-Unis, les plus rapides, certains films sont en-dessous de deux secondes :
Resident Evil 2 : 1,64 secondes.
Hot Fuzz : 1,71 secondes.
Domino : 1,72 secondes.
Saw 2 : 1,74 secondes.
Moulin-Rouge : 1,90 secondes.
Die Hard 4 : 1,96 secondes.
D’autres réalisateurs ont des plans plus longs :
Christopher Nolan : 3,1 secondes;
Steven Spielberg : 6,5 secondes;
Alfred Hitchcock : 9,1 secondes;
John Ford : 9,7 secondes;
Woody Allen : 17,5 secondes.
Pour en savoir plus, elle conseille de lire l’article d’Etienne Dang :
http://www.konbini.com/fr/culture/moyenne-duree-plan-cinema/
Difficile de croire, selon les experts de Notre-Ville, que la multiplication des plans dans les films américains puisse nous rendre plus nerveux. Encore plus difficile de croire qu’il y ait eu une complicité entre l’industrie cinématographique et l’industrie pharmaceutique, même si un documentaire sur les liens entre la télévision et les antidépresseurs (La télévision dans votre tête) avait largement donné des arguments aux défenseurs de cette thèse.
La fille du studio copie tous ses rêves au dos d’enveloppes que son frère stockait et elles les garde dans de grandes boîtes à chaussures, persuadée que tout le monde a une boîte à chaussures contenant des choses intimes dans un coin de sa maison.
Par moments elle se sent envahie par les ombres des gens qu’elle a connus et qui ont disparu.
Puis les oiseaux de mer ont quitté le ciel et les nuages sont arrivés.
Ces derniers jours les nuits sont froides et la neige tombe tous les jours pour donner assez de travail aux services de la voirie qui sont enfin équipés d’un chasse neige qui circule nuit et jour.
Ce chasse neige ressemble à un grand oiseau démoniaque. Il n’écrit rien du tout. Il efface.
Elle envie l’hibernation de certaines personnes. C’est un luxe et un choix, disent les uns. C’est une malédiction disent les autres.
Elle aime se consacrer à sa rêverie préférée sur le fantôme de la mère de Ozu.
Dans ce rêve, c’est une partie de cartes entre femmes. Il y a deux équipes. La mère de Andy Warhol joue avec la mère de Truman Capote contre la mère de Jorge Luis Borges en équipe avec la mère de Roland Barthes. Témoin, la mère d’Ozu enregistre avec son téléphone les reproches que les mères de Borges et Barthes font aux mères de Warhol et Capote qui n’arrêtent pas de papoter pendant le jeu. Stop potinage !
« Où est mon fils ? » entend-on dans le club. « Où es-tu mon bébé ? ». Et c’était terrible de la voir partir vers ce pathétique thé dansant.
Il est un fait que ces hommes ont vécu toute leur vie avec leur mère. De là à en faire des joueurs de carte, c’est peut-être un peu effrayant. Autant revoir la séquence du bar, le plan séquence, dans Damnation de Bela Tarr.
https://www.youtube.com/watch?v=D1OTXFhOVAc
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Lecture d’un inédit de l’Histoire sauvage le jeudi 21 juillet 2016 à la librairie l’Odeur du Temps (35, rue Pavillon Marseille (1er)), à 19 heures.