Il y a maintenant dans notre ville, comme dans beaucoup d’autres villes et pays partout dans le monde, des camions pour distribuer gratuitement de la soupe le soir et un petit-déjeuner le matin. Ces engins n’ont rien à voir avec les camions snacks. Ils ont de la soupe le soir et un petit-déjeuner le matin. C’est offert. Selon le camion, c’est servi par des professionnels ou par des bénévoles de tous les âges, toutes les confessions.
Cela semble dater du XXème siècle. Certains spécialistes du repas distribué affirment que cela n’a jamais cessé, depuis le Moyen-Âge. Même s’il n’y avait pas de camion.
Dans Notre Ville, un des points de distribution de la soupe se trouve près d’une grande fontaine, sous les yeux d’une centaine de clients d’une terrasse de café. Dans des gobelets en carton les membres d’une association caritative servent de la soupe chaude à des sans logis qui sont chaque année un peu plus nombreux et un peu plus jeunes.
Par l’ironie du sort et de la décoration urbaine, la sculpture au centre de la fontaine près de laquelle est servie la soupe aux indigents (ceux qui ne possèdent aucune clé) représente les Danaïdes et leur tonneau.
D’après Jean Marchal, qui nous explique, c’est une triste histoire sociale. Bélos a trois fils : Danaos, Egyptos et Céphée (Famille ? Relations compliquées avec sa fille Andromède). Danaos a cinquante filles et Egyptos cinquante fils. L’entente n’est pas fameuse entre les deux frères, Danaos s’en va avec ses cinquante filles en Egypte. Egyptos furieux envoie ses cinquante fils pour tuer Danaos mais celui-ci, pour échapper à la mort, leur offre en mariage ses cinquante filles, fournissant en douce à chacune un couteau (ou une épingle à cheveux selon les versions) pour liquider son conjoint cousin. Ce qu’elles s’empressent d’exécuter. Toutes les filles tuent leurs maris cousins (fils de l’oncle Egyptos), sauf une, Hypermnestre, qui ne tue pas Lyncée (différentes versions sur ses raisons de ne pas le tuer). Quarante neuf morts, un survivant. Pas mal de péripéties ensuite jusqu’à ce que le survivant, Lyncée, revienne et tue ses quarante neuf cousines belles-sœurs et son oncle, leur père. Elles sont envoyées alors en enfer (Tartare) et condamnées sur place à remplir des tonneaux percées (selon les témoignages il s’agirait de jarres).
Ce n’était pas de la soupe. C’était de l’eau.
Le tonneau des Danaïdes, poursuit Jacques Marchal, est une expression courante qui signifie accomplir une tâche absurde et sans fin. Elle n’est pas à confondre, toujours selon Jacques Marchal, avec la punition du fils d’Eole (Eole, marin maître des vents (astucieux, il enfermait les vents dans une grotte)), Sisyphe (réputé voleur et insolent), bien qu’il fut condamné au même endroit et, aussi, à une tâche sans fin : pousser éternellement jusqu’en haut d’une colline un rocher qui redescend chaque fois au moment d’atteindre le sommet. Le seul point commun semble être la nature des châtiments (travail sans intérêt ni fin).
Certains professeurs de l’école supérieure de commerce de Notre Ville, toujours heureux et friands d’exemples frappants et mythiques, traduisent l’expression tonneau des Danaïdes par : investissement sans espoir de retour sur investissement (RSI ou ROI, Return On Investment), soit : mauvaise affaire. Par exemple : « Cette start-up en projet de marketing digital mobile est un tonneau des Danaïdes. »
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