Avant d’être barman, Virgil Le Guen était vérificateur d’affichages publicitaires. Sans hésiter, il allait où sa société de contrôle et de vérification l’envoyait. Il se déplaçait partout dans le pays par tous les temps, la pluie, la neige, la canicule et sans rechigner, prenant des photos et des notes face à de grands panneaux publicitaires, restant de longues heures dans sa voiture, buvant la nuit dans des chambres standard, chacune avec son téléviseur minuscule posé sous le plafond comme dans un hôpital.
Vérifier les affichages publicitaires était une activité qui le nourrissait bien mais où il se sentait très seul, toujours sur les routes, dans les petits restaurants pour représentants et techniciens en déplacement.
Il a beaucoup roulé, beaucoup pensé.
A l’époque, il aurait pu rencontrer René Frantic en représentant, habitué de ces hôtels de province.
Un jour il a voulu quitter cette circulation permanente et a décidé de se fixer. Il s’est donc présenté pour cette place de barman de nuit dans le sous-sol du Grand Hôtel. Il a quitté les longues pérégrinations de jour pour une vie de nuit dans le bar d’un grand hôtel. Il a quitté les voyages incessants pour le sous-sol des clients de passage.
Depuis, Virgil Le Guen ne bouge plus de là et même s’il lui arrive de se sentir comme un rat ou un hamster (selon les nuits), il se réjouit parfois de ces récits de clients échoués au comptoir, ces clients qui ressemblent à de petits animaux nocturnes sortant la nuit pour venir manger dans sa main tendue, lui offrir des récits et cela sans qu’il ait besoin de penser ou de répondre.
Il en vient de partout des histoires (en particulier dans les endroits faits pour pleurer). C’est irrépressible. A la façon de l’eau que rien ne peut arrêter.
L’alcool aidant, il y a toujours un client ou une cliente qui a besoin de parler la nuit, surtout en goûtant le cocktail La soif de mystère.
Le barman est une oreille. Il le sait. Il en profite.
Toujours prêt à nourrir l’histoire sauvage, un soir me voilà client. Pas exactement en client qui a sa chambre, mais plutôt en consommateur de passage avec une mission d’accompagnateur. J’accompagne deux conférenciers du colloque « Effets de la technique sur le cerveau humain » qui ont une chambre au Grand Hôtel. Ils ont voulu descendre au bar de nuit en sous-sol, vous connaissez l’histoire du dernier verre. Un historien sauvage ne peut pas refuser ça.
Devant un Martini-Gin qui ne rend personne insensible, un des conférenciers demande à l’autre pourquoi il aime tant les fleurs.
L’autre commande un Bourbon Four Roses et répond :
– J’en achète souvent, c’est vrai. Et je me suis demandé plusieurs fois d’où cela venait. Je les arrose et j’en prends soin. Je crois que j’achète des fleurs par pure connerie. Je me demande d’ailleurs quand et comment l’être humain a commencé d’acheter des fleurs pour le plaisir. Jamais un indien ne penserait arracher des fleurs pour le plaisir.
– On a trouvé des traces de pollen dans des tombes de l’homme de Néandertal (ou de sa femme).
– Cela ne veut pas dire que l’on plaçait des fleurs dans un tombeau pour le plaisir.
Dans la journée ils ont déjà eu de longs accrochages sur l’informatique, les moteurs de recherche et la façon gougueul de pensée.
Le barman me glisse en douce : L’alcool favorise les pathologies de la pensée…
(Ai-je l’air si enfariné que ça ?)
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