(Précédemment : Après des années comme famille témoin pour un promoteur-constructeur, un couple trouve un emploi dans un laboratoire spécialisé dans les missions scientifiques de longues durées à bord de vaisseaux spatiaux.)
L’indifférence peut terrifier les plus sensibles. Faut-il se protéger à ce point ? se demande le couple. Pour moins souffrir ? Pour être plus professionnels ?
– Ne prenez pas tant les choses à cœur.
La distance vous enveloppe et vous maintient – comme si vous aviez le cœur et les sentiments congelés, hors sol. Ils ont raison, on ne peut pas être toujours à vif, se dit le couple.
Pour raccourcir l’histoire et ne pas s’éterniser sur la vie professionnelle d’un couple de laboratoire, quand tous les deux ont bien flotté dans des tenues diverses et souvent antichoc en petits vieux qui lisent, boivent, manipulent, testent, éprouvent, expérimentent et chient à l’envers à l’endroit et dans tous les sens, on leur a gentiment laissé comprendre que, sans vouloir les vexer, les brusquer ni interrompre leur plaisir à faire partie d’une équipe qu’ils connaissaient depuis bien des années maintenant, il était temps de rendre le casque, la blouse, la combinaison, la carte magnétique et d’aller se reposer, ils l’avaient bien mérité. Un pot, oui, un pot dans la tradition des départs, sera organisé à l’occasion de la galette des rois avec une bouteille de Crémant et on leur offrira en cadeau deux magnifiques rocking-chairs en bois naturel équitable ; la vente de ce produit permet de financer les déplacements de la chorale des enfants orphelins. Un bon comédien viendra lire quelques poèmes parce qu’on avait cru comprendre qu’ils aimaient la littérature pendant leurs heures de récupération, et qu’ils auraient tout le temps, dorénavant, d’en profiter. En se balançant doucement près du feu, rien de tel qu’un bon livre pour les vieux jours.
Le bon comédien du comité d’entreprise viendra lire du Victor Hugo : Ne vous contentez pas, madame, d’être belle… …Notre cœur vieillit mal s’il ne se renouvelle… Il faut songer, penser, lire, avoir de l’esprit… Mais il interprètera aussi un best of Lamartine dans son récital dont : Alors j’entonnerai l’hymne de ma vieillesse… Et, convive enivré des vins de ta bonté… Je passerai la coupe aux mains de la jeunesse…
Ainsi a commencé le début de leur retrait, on aurait pu dire retraite, cela serait bien allé aussi, si le mot retraite n’avait pas été désuet… cela ne se disait plus depuis longtemps… A la fin tous avaient dansé sur Rien qu’une larme dans tes yeux… Cela leur avait rappelé cette grand-mère amoureuse de Mike Brant, ce chanteur israélien qui chantait Laisse-moi t’aimer toute une nuit en phonétique.
Ils sont donc partis pour leur vie de jeunes séniors dans la lande où ils avaient acheté une maison loin de tout village, la maison qui avait appartenu à un écrivain allemand, une maison choisie pour leur amour de la littérature, littérature qu’ils n’imaginaient élaborée qu’à l’écart.
Ainsi ont-ils quitté le laboratoire, légèrement voûtés mais heureux, parce qu’ils savaient encore rester positifs, leur grande force, et qu’ils avaient l’intention – le désir n’était pas mort – de prendre un petit coup de jeune, si possible, peut-être même de rajeunir en profondeur – qui sait ? N’y avait-il pas de plus en plus de propositions dans ce sens et raisonnables en apparence, à la télévision ou au sommaire des magazines les plus sérieux ? N’y avait-il pas des dossiers entiers consacrés à la remise en forme, au renouveau, à l’élan vital à tout ce que l’on pouvait découvrir encore pour rallumer la flamme quand tout semblait fini.
Ils se sont ainsi réfugiés avec leurs allocations qui n’étaient pas si faibles que ça et leur permettaient trois repas chauds par jour, dans une maison perdue et isolée dans la lande, un vent frappant les vitres, à petits coups réguliers, accompagnés de sifflement bien caractéristiques, et pas désagréables au moment de s’endormir parce que cela ressemblait à une berceuse.
Ils ont lu Yan-Yi : Le grand vent furieux secoue les arbres et les sorghos, gronde, gronde
La pluie serrée cingle. La pluie qui gronde gronde
Ils ont lu Lanza del Vasto : J’ai ma maison dans le vent sans mémoire
J’ai mon savoir dans les livres du vent
Ils ont lu Rafaël Alberti : Ici, quand le vent meurt
les mots défaillent
Et le moulin ne parle plus
Et les arbres ne parlent plus
Tous les deux ont commencé de profiter d’une solitude plantureuse – personne n’allait jamais dans cette lande pelée et ils avaient tout le temps pour lire et penser.
Les soirs d’été, chacun dans son rocking-chair, peut-être à cause du vent, ils ont évoqué les souvenirs de la steppe espagnole, ses cailloux, sa poussière, ses physiques maigres, ses restaurants de la chaîne Don Quichotte, à l’époque où ils testaient aussi du mobilier pour un fabricant suédois dans de grands hangars autrefois loués pour des tournages de western spaghetti ; des hangars qui avaient été reconvertis en magasin d’exposition et d’achat (on pouvait aussi trouver du saumon mariné à la suédoise, du gravad lax, le diamant du smörgåsbord (buffet suédois) et beaucoup d’autres plats imprononçables). La direction du magasin d’exposition et d’achat avait même recruté des figurants de westerns spaghetti tournés dans la steppe espagnole.
Peu à peu ils ont oublié les villas témoins et les enfants jouant sous le regard attendri des visiteurs qui rêvaient eux aussi d’une vie paisible. Ils ont oublié qu’ils avaient vécu toute une existence dans des maisons sans jamais laisser leurs traces. Ils ont oublié leurs départs continuels, les déménagements, le camion noir qui venait emporter leurs vêtements, leurs ordinateurs, leurs chaussures. Avec le temps, ils confondaient un peu les villes, les banlieues, Nancy, La Rochelle, Montpellier, Tourcoing, Colmar et le retable d’Issenheim. Ils ont oublié aussi les expériences en laboratoire, les couleurs, les formes, les modifications physiologiques.
Ils n’ont pas connu l’ennui rural. Jamais.
Ils n’ont pas craint le tic tac de l’horloge à l’aube. Ni le serrement de gorge au crépuscule. Jamais.
Ils ont pensé à leurs parents qui n’ont pas fait mieux qu’eux.
Ils ont supposé que leurs enfants aussi pensaient à eux de temps en temps quand ils leur téléphonaient.
Ils ont pensé que tous les deux avaient été plus ou moins spectateurs, éloignés de toutes les grandes décisions politiques et économiques qui avaient été prises dans le siècle. Tous ont été témoins pourtant, ils ont habité des maquettes, ne s’en sont pas plaints.
A propos de plainte ils se sont souvenus d’un artiste qui était régulièrement convoqué au commissariat de police pour tapage nocturne. A l’époque, chaque fois qu’il était convoqué par les policiers, il devait faire sa déposition, suite à la plainte des voisins. C’était un petit commissariat scrupuleux et attentif. Peu à peu, voyant le policier taper à la machine, l’artiste s’était mis en tête et avait fait le pari, avec ses amis, de faire écrire un roman au fonctionnaire de police, plus exactement de lui faire taper à la machine un roman en le lui dictant à son insu.
A chaque fois qu’il organisait une fête chez lui et qu’il y avait une plainte déposée par les voisins contre lui, il était convoqué au commissariat. Ensuite, au commissariat, on prenait sa déposition et il s’étendait sur les détails et ne cessait d’en rajouter ce qui agaçait le policier partisan involontaire d’une écriture blanche.
– Ne me racontez pas votre vie à chaque fois. Je m’en fous de votre oncle venu exceptionnellement chez vous pour fêter son retour d’Afrique avec le tamtam qui a donné envie à Pierrot de s’acheter une batterie. Arrêtez aussi avec le Sahara et l’enfance en Normandie et la corne de brume qui a marqué les heures de la nuit, vous me submergez de détails. Ne me donnez plus tous ces détails ! Soyez bref !
Cela ne l’a pas arrêté. Chaque fois que l’on prenait sa déposition, il ajoutait un moment de sa biographie.
Au bout de quelques années, lassé, mais non sans malice, le commissaire lui a offert une machine à écrire.
On ne sait pas ce qu’est devenu ce livre écrit par la police.
A huit kilomètres du couple de retraités, la première et la plus proche maison dans la lande déserte est celle d’un couple de traducteurs acharnés qui vit entièrement dans l’isolement de la traduction du livre mythique intitulé provisoirement, en attente de mieux, La résignation. Un livre jamais entièrement traduit à cause des controverses non seulement au sujet du sens de certains phrases, du sens de certains mots ou expressions bizarrement agglutinés mais aussi à cause de plusieurs polémiques purement idéologiques et politiques, polémiques auxquelles l’auteur du livre lui-même n’a jamais voulu participer pour donner son avis.
A titre d’exemple, pour mieux saisir l’ambiance et l’incertitude dans laquelle vivaient les deux traducteurs, cette phrase : On n’est pas sûr que Dupont ce soit appelé Dupont, la seule chose dont on soit sûr c’est que Dupont n’a jamais existé.
Enfermés avec leurs fichiers, leurs cartons bristols à petits carreaux démodés, leurs pinces à épiler, le couple de traducteurs isolés depuis dix-huit ans, gravite autour du couple de retraités de l’aventure spatiale en essayant de se lier à eux, en les invitant à prendre un thé, ou un alcool le jour de Noël par exemple, peut-être même aller jusqu’à manger ensemble un poulet aux cuisses fermes, les cuisses d’un animal qui a trotté dans la lande en semi-liberté. C’est idéal, paraît-il, pour faire connaissance, partager outre le poulet, leurs joies de traducteurs, leurs doutes, leurs inquiétudes et aussi leurs sensations plus intimes comme la solitude exacerbée quand le vent souffle dans la lande et que tous les animaux semblent disparaître cachés on ne sait où. Le couple de retraités sans histoire se demande ce que les deux traducteurs ont derrière la tête. Peut-être cherchent-ils quelqu’un pour les remplacer ? Des remplaçants ?
Chaque fois qu’ils se croisent dans l’unique magasin droguerie épicerie du village, le couple de traducteurs essaye de leur parler, d’envisager avec eux des rencontres ultérieures dans un cadre privé. Même si le couple de retraités sans histoire est chaleureux et souriant, à chaque fois, la rencontre ne se fait pas.
Ils se disent que c’est trop tard.
– Nous avons tant cru pouvoir nous assimiler, tout en vivant de passage en éternel meublé, apprenant à ne tenir à rien, laissant toujours les premières traces et les abandonnant.
– Tu as raison. Il arrive un moment où l’on n’a plus envie de se raconter.
Leur réponse est sans manière mais définitive et sans appel :
Nous sommes de vieux personnages dans les limbes, des limbes dont plus personne ne revient jamais, là où flottent les héros de fiction.
Parfois nous aimerions retrouver le monde des vivants, les vieux gestes, le grand art de ressembler, les échanges, l’envie de découvrir.
Mais c’est difficile de s’y résoudre, le passage de l’autre côté est le plus souvent sans retour.
Il paraît qu’il est impossible d’habiter sans laisser aucune trace malgré les progrès de l’architecture.
Les traducteurs confirment et citent Walter Benjamin.
« Ce que les nouveaux architectes ont désormais réalisé avec leurs constructions de verre et de métal : ils ont crée des espaces dans lesquels il est difficile de laisser des traces. »
Et Paul Scheerbart : « Le nouveau milieu que la civilisation du verre créera transformera complètement l’homme. Et il y a maintenant plus qu’à souhaiter que la nouvelle civilisation du verre ne rencontre pas trop d’adversaires. » (1914)
Ils citent aussi Brecht : Efface tes traces ! (Manuel pour les habitants des villes)
On verra.
Nous avons tout fait pour nous assimiler.
Notre consolation est d’être sûrs et certains que nous existons maintenant et pour toujours dans bien des cœurs et dans bien des maisons, dans bien des rêves aussi. Notre vie était comme une très longue performance en direct. On nous enviait, vous savez, quand nous lisions nos journaux devant le feu de cheminée.
Nous savons maintenant que nous pouvons exister à nouveau. Vous comprenez que c’est une occasion à ne pas laisser passer parce qu’elle risque de ne pas se reproduire. Nous vous remercions de votre attention.
Qui aurait pu dire un jour que vous auriez entendu parler de nous ?
Après, il y a un long silence dans l’unique magasin droguerie épicerie du village où ils sont tous les quatre. C’est un malaise. Une incompréhension.
Les vieux qui tiennent la boutique écoutaient souvent de la musique dans le magasin.
Et puis soudain ils ont entendu Slim Harpo. Oui, Slim Harpo. Quelle chaleur inattendue dans le magasin.
Les vieux qui tiennent la boutique aimaient Slim Harpo.
Quel plaisir quand Slim Harpo a chanté je suis le roi des abeilles. I’m king bee. Je suis le roi des abeilles ! Buzzin’ around yo’ hive Bourdonnant autour de ta ruche !! Laisse-moi entrer ! want you to be my queen ! Je veux que tu sois ma reine…
can buzz all night long je peux bourdonner toute la nuit
C’est ainsi qu’ils ont découvert Slim Harpo.
Pour dire la vérité, ils aimaient aussi quand Slim Harpo chantait Rainin’ in my heart.
Cela dépendait des jours et du ciel.
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