(Précédemment : Le soir de leur première rencontre dans un bar un couple de jeunes chômeurs divorcés est abordé par un homme qui leur propose de les payer pour vivre dans une villa témoin.)
Des années s’écoulent ainsi pour le couple en villa témoin, de projet immobilier en projet immobilier. Ce sont des années tranquilles, précieuses – on pourrait dire dans un fauteuil, faciles, près d’un feu de cheminée rayonnant où il suffit d’être là et de respirer…
Des années durant lesquelles, de villa témoin en villa témoin, projet de construction après projet de construction, en apparence il ne se passe rien de notable, rien de spectaculaire, pas de fantôme, pas de monstre, pas de plongée vertigineuse métaphysique, rien d’autre que le lent et naturel vieillissement du couple et des deux enfants. La vie normale.
Tout le monde est professionnel, tout le monde s’aime, se parle gentiment, respecte le règlement, multiplie les attentions pendant les horaires, surtout le samedi et le dimanche, les jours d’affluence, les jours où les visiteurs sont nombreux et curieux.
Et puis, en dehors des horaires, il faut bien le révéler à ceux qui auraient le mauvais esprit de supposer quelques fêlures, eh bien, en dehors des horaires, tout le monde a continué de s’aimer, de multiplier les attentions et d’être professionnel. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’être appliqué et assidu. Ce n’est pas désagréable ni insensé d’être attentif aux êtres humains qui vous entourent, de soigner votre entourage. Petit à petit, sans le moindre effort, un état d’esprit bizarre s’installe dans la tête de chacun des collaborateurs : quelque chose d’assez inhabituel qui ressemble à de la paix, à du bien être. Cela s’installe doucement – sans qu’ils s’en rendent vraiment compte. Ils se sentent pris dans la douceur et c’est loin d’être désagréable. Leurs sourires ne sont jamais forcés, on les félicite pour leur douce chaleur, leur juste présence – pour leur loyauté, leur sincérité, leur esprit d’ouverture. A chaque fois leurs rares amis regrettent leur départ pour une autre région.
Dès leur premier contrat qui a duré trois mois, ils (le couple et les enfants) raflent toutes les primes. Leur photographie de famille est affiché au siège de la société : La famille du mois.
Jamais une seule dispute, jamais un arrêt maladie… Sans être des perfectionnistes ou des maniaques, ils sont la preuve vivante qu’il est possible de vivre heureux à condition de le vouloir et de s’y préparer, d’avoir un bon modèle et de la bonne volonté, ce n’est pas du tout impossible.
Par la suite ils deviendront à vingt huit reprises la famille du mois. Ils accumuleront les médailles, les certificats, les récompenses.
On viendra leur demander des conseils. On viendra les consulter. Ils tiendront une petite rubrique dans le blog d’entreprise : Nos petits secrets.
Ils apprendront un mot : être corporate.
A chaque opération, le bouche-à-oreille fonctionne. Toutes les villas sont vite vendues. Jusqu’à la dernière. Et même la villa témoin finit par être vendue, avec une remise, comme les voitures neuves de la direction sont cédées à des clients heureux de réaliser une petite affaire et de partir transformer la route en endroit paradisiaque.
A chaque fois la famille témoin doit rejoindre un autre projet de construction plus loin, ailleurs, peu importe, c’est toujours la même procédure, le même mécanisme. C’est facile. La vie est facile. Aucun meuble à transporter, aucune vaisselle, quelques chaussures récentes et encore. C’est la vie tranquille.
Un camion vient chercher le couple et les enfants… le chat et les vêtements… Ils ont un vrai chat vivant qui ronronne doucement près de la cheminée électrique ; un feu décoratif mieux que la réalité. La clientèle aime beaucoup le vrai chat vivant et le photographie sans cesse pour le poster sur les réseaux sociaux. Les chats ont du succès. Le vrai chat vivant devient aussi une vedette. Il est même le sujet d’un film d’horreur : animal déréglé.
Les meubles, ils n’en ont pas la propriété, la vaisselle non plus, ni les appareils ménagers ni les draps de lits, pyjamas, vêtements, tout est fourni standard, c’est pratique, fonctionnel, ils déménagent avec leurs ballots de souvenirs personnels, leurs jouets, leurs ordinateurs, changent de quartier mais aussi de villa, de région parfois, passent du béret au bonnet, s’enracinent ailleurs pour quelques mois, découvrent de nouveaux paysages verdoyants, enneigés, forestiers, emmenés sur d’autres chantiers, installés dans d’autres villas témoins. C’est grisant. Cela ressemble à un manège. Parfois il y a de la neige, des guirlandes et un sapin de Noël de deux mètres cinquante. Parfois il y a des pins et des cigales. Parfois l’océan et la marée et ils achètent des cirés et des bottes en plastique. Ils mangent des fruits de mer. Ils boivent du vin blanc avec modération.
Toutefois, les trois premiers déménagements n’ont pas été si faciles. La psychologue d’entreprise est venue les soutenir. Les premiers temps, dans la nouvelle maison, le nouveau quartier, la nouvelle ville, par exemple, ils n’ont pas aussi bien dormi que d’habitude… Ce sont des êtres humains, pas des machines.
Il faut un temps pour s’habituer. Mais leur grand point fort : ils ne se sont jamais découragés. Les enfants ont bien joué le jeu et n’ont pas renâclé à changer d’amis comme de chemises.
Ils vivent ainsi en témoins à Lyon, à Biarritz, à Toulon, à Strasbourg, à Lille, à Auch, à Nancy, à Narbonne, ils découvrent tout, le centre des villes, les cathédrales, les zones périphériques, les rues piétonnes à la douce musique les jours de solderie, les crêperies, la musique d’ambiance dans les rues.
Ils photographient des paysages. Ils pratiquent le selfie un peu partout. Même devant les clients.
Parfois des clients se photographient avec eux.
Ils vivent en Bretagne, en Auvergne, en Provence, ils découvrent le carnaval de Nice, les Pyrénées uniques au monde et les espaces bien-être, ils goûtent les calissons, les Bretzel, les tripes à la mode de Caen, ils enchaînent, la mer et la montagne, les forêts, les plaines, les zones incertaines, contrat sur contrat, ils connaissent toutes les banlieues, les coins bourrés de charme, les zones résidentielles, les supermarchés de périphéries, ils sont attirés par de grands magasins de meubles et d’objets pour la maison comme IKEA, ils trouvent que cela ressemble à leur vie, ils se sentent moins seuls, ils adorent ça.
Ce sont souvent des maisons, des géographies, des climats différents. Une fois ils sont allés jusqu’à Paris dans le Starbuck coffee du boulevard Saint-Michel, un endroit où l’on ne transige pas sur la qualité et l’exigence pour défendre avec cœur les sources d’approvisionnement. Ils se sentent partout chez eux.
Ils n’ont le temps de s’habituer à rien mais ils n’en souffrent plus, les enfants ne peuvent jamais garder un seul ami mais on dit que cela les rend plus forts. Ils ressemblent à ces enfants dont les parents déménagent sans cesse. Il est un fait que les camions les emportent très vite ailleurs en quelques heures. Ils s’oublient.
A plusieurs reprises, la famille a été contactée pour un témoignage à la radio, à la télévision, un reportage, un documentaire, même un film de fiction une fois, ils ont hésité, mais ils ont refusé à chaque fois, par déontologie, par devoir professionnel, parce qu’ils s’étaient engagés, ils n’ont jamais accepté et ils ont tenu bon, les liens entre eux se sont même resserrés. Avec le temps ils ont fini tous les quatre par se ressembler.
L’été, ils achètent des fruits rouges à des couples de retraités sur le bord des routes, des framboises, des myrtilles, des fraises des bois… Une fois ils ont vu un vendeur retraité, probablement victime d’un malaise, s’écrouler le panier à la main. Dans un dernier geste il a essayé d’empêcher les fruits de tomber et de s’éparpiller tristement sur le sol. Ils l’ont photographié pour ne pas l’oublier. Ils sont venus le lendemain déposer un bouquet de fleurs sur le bord de la route à côté des bougies de la famille.
Ils aiment les fraises des bois vendues par ces vieillards sur le bord des routes de campagne. Parfois, ils échangent quelques mots… souvent sur le climat, la température, la pluie. Certains vieillards ont construit avec beaucoup d’ingéniosité de micro-cabanes, des guérites, pour s’abriter de la pluie et du vent.
Le couple et les enfants essayent de tout rendre positif. C’est une question vitale, humaine.
Si, par exemple, les enfants n’ont gardé aucun de leurs amis à cause des fréquents déménagements, cela a renforcé leur sens de la découverte, leur curiosité, leur appétit de savoir… et, en même temps, ils ont appris à maîtriser leur émotivité. Ils ne pleurent plus en regardant fixement à travers la fenêtre, ils réfléchissent, ils ont de l’humour et rient de l’histoire « ils avaient le nez collé à la vitre, dans la buée, ils étaient si jeunes, il faisait si froid, la nuit tombait, finalement, après avoir bien réfléchi… je les ai laissé entrer un moment ».
Ce merveilleux équilibre n’est pas le cas de tout le monde. Malheureusement.
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