C’est un être humain de cinquante ou soixante ans, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Il se persuade qu’il doit changer, qu’il ne plus continuer comme avant, que ce serait vraiment ridicule de se répéter et de se répéter encore.
Il se désengage sans même s’en rendre compte au début, c’est un lent processus de sortie du cadre, si lent qu’il est à peine visible.
Il a de petites crises de misanthropie qu’il ne perçoit pas ou qu’il sous-évalue.
Dans les journaux et les livres il souligne certaines phrases de reclus avec une espèce de satisfaction amère. Il ne s’en rend pas compte. Il dit que c’est passager. Il se dit que c’est passager, que ça va passer.
Il n’entend pas quand on lui dit qu’il s’écarte.
Il cesse d’être acteur de sa vie, encore moins metteur en scène, il devient spectateur.
Cet être humain a l’impression, de temps en temps, d’être descendu d’un manège et de regarder le monde tourner, la sensation d’observer des foules se battre pour attraper un pompon, un sucre, une babiole, un ruban qui leur permettra de faire un tour supplémentaire. Ce manège est un rêve récurrent, sommaire et grossier comme la plupart des rêves. Comme un personnage parmi les Amis d’Emmanuel Bove il pense : Ô comme j’aimerais en être !
Il est de plus en plus assis, immobile. C’est une forme de sagesse tardive qui le rapproche de l’inaction.
Il se réconforte en lisant des livres sur l’inaction, le zen. Il relit Le droit à la paresse de Paul Lafargue (1880), Oblomov de Ivan Gontcharov (1859). Bartleby (1883) de Herman Melville. Ces livres sont en lambeaux.
Il aime apprendre qu’il existe un musée de l’invisible où l’on s’intéresse aussi à l’inouï et à l’imperceptible.
Il s’arrange avec tout ce qu’il lit en utilisant une méthode rudimentaire : il ne retient que ce qui va dans son sens et le renforce, le conforte, le réconforte, quitte à faire des contresens, il croit que l’on peut s’appuyer sur une phrase, un conseil, un ordre, une injonction. Il croit que l’on peut suivre des conseils, se laisser guide, trouver, un mode d’emploi pour exister, qu’il suffit de suivre certains principes. Il ignore qu’il est impossible de bâtir une vie sur des injonctions, des ordres, des phrases impératives, des règles et qu’il est naïf de le croire…
Ce qu’il aurait pu nommer « baisse du désir », il aurait pu tout autant le qualifier de maturité, de niveau de conscience supérieur, voire de sagesse. Tout retrait, lui répète un coach, peut être grandi, valorisé ou rabaissé, déprécié.
– Vous végétez ou vous vous raffermissez.
Tout retrait peut être une fuite ou une force, une ruse pour se renforcer.
Cet être humain ne veut pas de complaisance avec lui-même, il ne veut pas gratter la plaie, refuse de faire de l’introspection une manie.
Il ne veut pas non plus du confort en apparence offert par le retrait, le boudeur satisfait de s’exclure tout seul du jeu, le bougon professionnel ; il détesterait ça.
On peut parfois le croire vaincu ; même ses proches parfois le croient vaincu. Il pense le contraire. Il pense qu’il mijote, s’entraîne, se prépare. Il apprend que pour le metteur en scène Peter Brook l’essentiel est d’être prêt. Cela lui va.
Il pense qu’il ne doit plus faire par habitude, entreprendre par automatisme, mais ne choisir que ce qui compte pour lui, ce qui a de l’importance à ses yeux.
Il se répète : Mais si tu ne risques rien, que crois-tu qu’il t’arrivera ?
Par moments il se sent redevenir enfant, il redevient enfant et quand on lui tend un tricot il se retient de lever les bras en l’air pour qu’on lui enfile.
C’est justement cela qui le différencie, il a la sensation de redevenir enfant.
En même temps il a une pleine conscience de son changement d’humeur générale. Ce qui le trouble aussi est que cet état n’est pas entièrement désagréable. Il a l’impression par moments d’aiguiser sa perception.
Il aime cette séquence d’un film où des hommes et des femmes profitent d’un arrêt pour descendre du train en pleine campagne, c’est un extrait d’un film qu’au Pico Pico les clients de la salle Spectateur pour toujours adorent.
Et puis aussi tu n’as jamais été quelqu’un d’assez dépressif pour travailler beaucoup, lui a dit Laura Yun.
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Dans son livre Homo spectator, la philosophe Marie-Jose Mondzain continue sa reflexion sur le statut et la fonction de l image dans son rapport avec l homme-spectateur. Voir, c est simplement regarder ?