Il est des enfants qui ont beaucoup de soucis. Certains enfants, par exemple, doivent sauver leurs parents.
Il est des enfants qui sauvent leurs parents. Je l’ai vu.
Ils le font malgré eux et souvent malgré leurs parents.
Ils le font malgré tout.
La mère de Carizozzo entasse les objets dans la maison et dans le jardin. Elle en vole et elle en ramasse dans la rue, partout où elle peut, partout où il y en a. C’est sa collection d’objets volés ou trouvés (elle dit « mis sur mon chemin »). Cette maladie porte un nom : la syllogomanie.
Depuis des mois Carizozzo prend chez sa mère des objets et va les placer dans des magasins, comme s’il les rendait. Il vide d’un côté ce qu’elle remplit de l’autre. Il fait le geste de rendre. A la façon de ces enfants qui paient les dettes de leurs parents. Cela arrive.
Carizozzo sait bien que son geste reste symbolique puisqu’il ne rend pas les bons objets aux bons magasins et que souvent il rend aussi des objets d’occasion dans des magasins qui ne vendent que du neuf mais il ne fait pas le détail. Il veut voir large et grand. Il veut penser plus grand. Il veut think different and bigger. Il ne veut pas sélectionner, il ne veut pas choisir. Il donne. Cela devient son don.
Il apprend un jour que, bien que ce soit d’une manière différente, comme un artiste français l’a fait un jour (Pierre Huyghe), il dé-vole. C’est à dire qu’au lieu de prendre il ajoute. Au lieu de soustraire, (distraire), il insère, au lieu d’appauvrir il enrichit.
Une fois il a été arrêté pour avoir fait un de ces dons dans un magasin (c’est ce qu’il a prétendu aux policiers).
– Qu’est-ce que l’on peut faire de vous ? Vous venez placer dans la librairie des livres d’occasion, pourquoi ? Et pourquoi cet Essai sur le don de Marcel Mauss ?
Il n’a pas répondu.
– C’est encore le complexe du pilon ?
Pas un mot.
A l’un des policiers il glisse juste un petit papier avec un url :
Allez voir le journal du Mauss.
Parfois dans les magasins, il ajoute aussi de petits textes qu’il a bricolés dont une théorie dite des deux chiens intérieurs. En gros, chacun a un bon chien et un mauvais chien et il faut avoir la chance de choisir le bon. C’est simpliste, ça lui plaît.
Il replace souvent des objets pourris, abîmés dans des drogueries, des quincailleries, des supermarchés comme s’il utilisait les magasins comme des poubelles ou, plutôt, des centres de la dernière chance.
A la vérité, il a été interpellé plusieurs fois. A chaque fois les commerçants sont dépités. Que faire d’un type qui vient placer une vieille bouteille de shampoing chez un marchand de vin ?
C’est quoi le rêve de Carizozzo ? Sauver sa mère ? La remettre sur le droit chemin ? L’élever correctement ? Rattraper les erreurs de sa mère parce qu’il n’y a que le geste qui compte ? Ou bien c’est foutre le bordel ? Déranger le monde du commerce ?
Il ne s’explique pas trop ce qu’il fait. A Carol Piedtenu, psychologue (auteur des Conséquences à tiroirs), il a lancé une piste : Le père de Carizozzo regrettait la disparition des figures historiques et il aimait les mots croisés au point de s’obséder des jours entiers sur une grille, au point de répéter les définitions à haute voix.
Un jour Carizozzo se souvient d’avoir été frappé de voir son père buter sur une définition : Faire du vieux avec du neuf. En onze lettres.
N-O-N-A-G-E-N-A-I-R-E.
Pourquoi celle-là ?
On lui demande souvent s’il vient de Carrizozo (ville américaine du Nouveau-Mexique) et il répond : Non, j’ai un R en moins et un Z en plus.
A la question : Quel est ton rêve, Carizozzo ? Il a répondu un jour qu’il aimerait rencontrer le Contact, dont il avait beaucoup entendu parler et qui avait la réputation de pouvoir changer votre vie. De quoi frapper un grand coup.
Carizozzo, ne t’égare pas à travers les villes et les montagnes, on t’aime bien. On t’aime bien aussi quand déguisé en costume saumon tu chantes l’unchained melody pour faire plaisir à ta mère. On t’aime bien aussi quand tu es un peu ridicule et que tu murmures : lonely rivers flow to the sea (des rivières solitaires coulent jusqu’à la mer), to the open arms of the sea (jusqu’aux bras grands ouverts de la mer), lonely rivers sigh, wait for me, wait for me (des rivières solitaires soupirent : attends-moi, attends moi…)
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