Le barman de nuit du Grand Hôtel aime satisfaire les clients avec autant de soin que les clientes. Il n’est pas regardant. Il écoute. Il hoche la tête quand il le faut. Il accepte toutes les conversations bien qu’il ait tendance, il le reconnaît volontiers, à s’arrêter de stimuler les clients dans la narration et les digressions, les gouffres et les labyrinthes excitants du récit ; en particulier quand commence la déviation pathologique et les dérives trop morbides et effrayantes.
La cliente de minuit, qui ne peut jamais s’endormir avant deux heures du matin, intarissable sur le sujet Sommeil & capitalisme, parle de nos nuits où nous travaillons les yeux fermés, créant, voyageant, concoctant.
Elle évoque aussi le film de Vincent Gallatino, Quand les sentiments s’arrêtent, film qui l’a bouleversée et où elle s’est sentie directement visée au point qu’elle s’est même demandée si l’on ne s’était pas inspiré d’épisodes de sa vie passée. Sur un scénario cruel de Patrick Merchant-Cazale, un des jeunes scénaristes les plus curieux, se développe une narration cinématographique autour du thème de la disparition de soi-même. La grande polémique du moment concerne la séquence où se déploie en clair-obscur le remake de Tu seras une femme mon fils (film dans lequel Pompomboy, porte parole de la municipalité a joué quand il était adolescent).
Avec le film Quand les sentiments s’arrêtent c’est l’hécatombe lacrymale. Cela faisait si longtemps que les sanglots avaient disparu des dernières salles et que le public n’avait pas ressenti une telle tristesse. On ne pleurait plus en regardant un film depuis peut-être cinquante ans.
A la grande époque du film lacrymal, raconte la cliente de minuit, en Amérique du sud, il existait une salle de cinéma où, à l’entrée, on distribuait un mouchoir en papier aux spectatrices et celles qui le rendaient sec voyaient leur billet remboursé.
Au bar du Grand Hôtel, la cliente de minuit attaque ensuite sur l’expression qui la met hors d’elle : « Encore, ça, ça se comprend. » Elle ne peut plus supporter cette expression, surtout en cas de meurtre terroriste.
– Ainsi, donc, pour certaines victimes ça se comprend. Vous vous rendez compte ? J’étais furieuse et j’ai répondu : Peut-être que vous, vous le comprenez mais surtout je vous en prie ne dites pas : ça se comprend.
Le barman a préparé un autre cocktail et il a hoché la tête au moment où les glaçons s’entrechoquaient doucement au fond du verre, en plein milieu de la nuit chaude.
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