Sur un ton innocent et presque enjoué, coupant la tarte aux myrtilles de son couteau bien tranchant et épais, elle prétend aller là où habite le diable.
– C’est en banlieue que tu le trouveras. (Son amie la plus précieuse placerait tout le monde en banlieue ou bien sur le site du Bon Coin)
– Bien sûr que non. Le diable n’habite pas en banlieue. C’est certain. Il ne serait pas le diable sinon. C’est Jésus-Christ junior, lui, qui habite en banlieue, dans une tour où l’on parle bien des langues. Le diable n’habite pas en banlieue, certainement pas. Tu parles ! Et pourquoi pas à pied ou en mobylette ? Il se pavane au contraire dans un quartier chic où les habitants ont rarement les yeux baissés et souvent le bout du nez levé à la hauteur des oreilles. Dans ce quartier son élégance de type-qui-veut-bien-faire passe inaperçue. Il se comporte absolument comme tout le monde, poli brillant, adapté, presque liquide. Ses vêtements et ses chaussures sentent la bonne qualité et l’abondance. Il est parfumé, propre, ajusté. Pas de sourcils broussailleux. Il n’est jamais inquiet.
– Au contraire, tu vois, je crois que le diable est inquiet, soucieux, agité. Il rumine. Il est fiévreux.
– Pas du tout, Sophie, il n’est pas tourmenté, c’est lui qui tourmente. C’est son plaisir. Il ne culpabilise pas. Je suis sûre que le diable n’est jamais inquiet. Je suis sûre qu’il est calme, détendu, à l’aise. Il a joué au tennis et il sait skier sur la piste noire. Il sait donner des conseils raisonnables, séduire, émouvoir. Ne le cherche pas parmi ces bandes d’inconnus prostrés chez eux sur un canapé, la télévision allumée du matin au soir, avec des patates dans le micro-ondes. Il n’a pas une mentalité bout de ficelle. Il ne risque pas d’aimer les lieux de pique-nique comme la rivière morte, les décharges sauvages, les usines chimiques abandonnées… la rouille ne le fascine pas ni les herbes folles et les cadavres d’animaux. Il ne traîne pas dans les hard-discount alimentaires, c’est Jésus qui va dans les hard-discount alimentaires et se sent bien dans les queues interminables parmi les grands sacs en plastique abîmés.
Il pleut parfois sur la ville jusqu’à l’inondation. Depuis quelques années cela ressemble à la mousson, cela peut durer des jours, voire des semaines. Le Pico Pico ne désemplit pas. Le vent froid, la pluie forte ou la grande chaleur poussent les clients à l’intérieur.
Les jours de beau temps on peut voir un type dans une Mercédès décapotable marron glacé, dorée par endroits, diffusant à fort volume une musique de variétés. Il roule très lentement dans la ville, presque au pas. On dirait qu’il se pavane. Il ne donne aucun autre message que ce qu’il est : un homme qui flâne en voiture dans la ville en écoutant de la musique de variétés. C’est le Flâneur Automobile. On croirait qu’il s’agit d’un personnage de David Lynch mais ce n’est pas un cow-boy et le type porte une casquette d’ouvrier français à la retraite. Il pourrait cependant tenir des propos ahurissants de logique et d’incongruité, des conversations extrêmement bizarres, toutes marquées par une ironie macabre sur des sujets banals. David Foster Wallace le classerait comme un personnage lynchien, issue des films de David Lynch, parce que David Foster Wallace distingue le non lynchien du lynchien :
« Un type tue sa femme, sans plus : pas d’accents spécialement lynchiens. Mais si on découvre que le type a tué sa femme parce que, mettons, elle oubliait systématiquement de remplir le bac après voir pris le dernier glaçon ou parce qu’elle refusait obstinément d’acheter la marque particulière de beurre de cacahuètes à laquelle le type était attaché, on commence à pouvoir dire de l’homicide qu’il présente des traits lynchiens. » (Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas. Ed. Diable Vauvert, p266)
David Foster Wallace ajoute qu’une expression faciale soudaine et grotesque maintenue plusieurs secondes pourra être dite lynchienne. David Foster Wallace s’est même fixé pour règle de ne jamais revoir une fille s’il se trouvait engagé un jour dans une conversation lynchienne avec ses parents ou ses colocataires… Tous ses amis qui ont enfreint cette règle s’en sont mordu les doigts.
Je ne sais pas pourquoi ce flâneur automobile qui écoute cette musique de variété assez forte pour se faire remarquer de tous les piétons (que cela amuse en général) me fait toujours penser à : « Ne t’éternise pas sur la préparation d’un projet, passe à l’action. »
(David Lynch : The elusive subconscious)
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LECTURES LE JEUDI 18 MAI À L’ODEUR DU TEMPS (Marseille), 19 heures.
Première partie : Jean-Pierre Ostende (Histoire sauvage, inédits)
Deuxième partie : Olivier Domerg (On the Rhône again, extraits de Rhonéo-Rodéo)
Catherine Flament présentera Un comptoir d’édition.