Au dernier étage de la Tour Solitude, dans son studio à la grande baie vitrée, Laura Yun a deux activités principales. D’abord elle prépare ses lectures à des morts durant les veillées. La plupart du temps il s’agit de textes qu’elle choisit. D’autre part, souvent à la demande des mêmes familles, elle rédige de courtes notices à lire le jour des funérailles. Entre cinq et dix minutes, parfois plus.
Elle compose ces notices à partir des éléments biographiques que lui donne la famille mais aussi les amis et relations du défunt. A chaque fois c’est l’occasion de conversations et d’échanges obscurs, gênants et troublants, parfois labyrinthes et dont elle a dû mal à sortir. Il y a bien des détails scabreux et des contradictions. C’est parfois horrible mais souvent intéressant.
Un jour Laura Yun découvre ce que Roland Barthes écrit dans son livre « Sade, Fourier, Loyola ».
Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des « biographèmes » dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la manière des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie « trouée », en somme.
Laura Yun décide alors qu’elle écrira de petits recueils de biographèmes pour les défunts. Des vies réduites à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions.
Pour commencer, sa première commande, elle a écrit les biographèmes de Monsieur D.G.
Quand DG est inquiet dans une soirée il bombarde les gens de questions de plus en plus précises, parfois de plus en plus gênantes, au point de perturber sans s’en rendre compte ses interlocuteurs et de provoquer parfois des réactions de rejet.
Longtemps DG a été un client mystère pour le compte d’une société qui l’envoyait voyager pour tester les services des agences de voyages et surtout les hôtels. Il devait rapporter de ces voyages sur commandes, récits, commentaires et photographies sur les lieux visités. Il rédigeait des rapports et remplissait des grilles d’appréciations pour tous les services d’un hôtel par exemple.
Il voyageait anonyme et seul dans le monde entier et sa grande silhouette avait l’habitude de la solitude et des aéroports.
Il était lucide et un peu cynique et disait que pour l’amitié, il y avait les réseaux sociaux.
Tous ceux qui l’ont connu de retour du bout du monde ne le reconnaissaient plus, tellement les voyages semblaient lui donner de l’énergie et le métamorphoser. Puis il a commencé de donner l’impression de tourner en rond.
Il a écrit quelques romans.
A la retraite, il s’est aussi beaucoup donné pour la littérature, allant de ville en ville, de département en département, de salon en salon, de fête en fête, de lecture en entretiens, de signatures en buffets, d’apéritifs en allocutions, de prix en ateliers. La majorité des écrivains de salon étant retraités il finissait toujours par y retrouver de vieilles connaissances.
Il aimait citer et boire. Il rappelait comment son grand-père s’émerveillait devant le film Les lanciers du Bengale.
Il s’intéressait à tant de choses que personne ne pouvait vraiment le suivre et il semblait bondir de pays en sujets.
Dans un film du photographe Antoine d’Agatha (Atlas) il avait retenu la phrase d’une fille prostituée : « Ici on enterre les morts et on baise les vivants. »
Il détestait les cadres surchargés autour des tableaux de Manet dont la volonté de simplicité était évidente. Il ne manquait pas une occasion de rappeler que la fin de vie de Manet avait été entièrement consacrée aux fleurs.
Il se plaignait de l’esclavage généralisé.
Il aimait les portraits d’hommes et de femmes tristes. Un jour, sa supérieure hiérarchique (qui l’envoyait voyager pour tester les hôtels Excellence de la Patagonie jusqu’à Shanghai) le lui avait reproché.
– Pourquoi tous ces visages tristes que vous collectionnez ??
Il riait que l’expression « Foutez le bordel » soit devenu un mot d’ordre.
Un de ses amis de salon littéraire avait porté son premier manuscrit de Montpellier à Paris en mobylette bleue à dix neuf ans et à soixante et dix ans il le racontait encore hilare dans chaque salon littéraire.
Pour lui, 1960, c’est l’année où Hantaï inaugure le pliage comme méthode.
Longtemps il a pris le bus 27, rue Claude Bernard, jusqu’à Tolbiac-Patay.
Il s’étonnait qu’un de ses amis puisse affirmer ne pas avoir réussi à parler à sa femme pendant deux ans parce qu’il n’était pas arrivé à lui couper la parole (elle préparait une performance).
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