(Précédemment : un couple de jeunes chômeurs divorcés est engagé avec leurs deux enfants pour vivre dans des villas témoin au rythme des réalisations d’un constructeur. Une autre famille témoin, la cellule familiale 128, fan du chanteur Daniel Balavoine, est victime d’une chanson entêtante.)
Comment se guérir d’une chanson tenace qui s’est installée comme une application dans votre cerveau et que vous écoutez en boucle ? La famille témoin fan de Balavoine, désignée administrativement sous l’étiquette de cellule familiale 128, aurait-elle pu s’en sortir sans la psychologue de Notre-Ville ? Difficile à dire. La psychologue de Notre-Ville décide de soigner la cellule familiale 128 en lui appliquant un traitement spécial. Ce traitement consiste en des exercices de gymnastique au gymnase Gandhi-battait-sa-femme-mais-il-a-su-changer. Une semaine complète. Ensuite les parents et les enfants peuvent reprendre le travail thérapeutique dans un pavillon témoin. Les exercices sont à pratiquer chaque matin chez eux pendant une heure.
Le traitement est efficace. La thérapie avec cette spécialiste des chansons entêtantes mais aussi de la folie des chorales est un succès. D’après la direction des ressources humaines, cette affection relèverait des maladies mentales qui apparaissent à certaines époques et disparaissent ensuite, ce que Ian Hacking appelle des maladies mentales transitoires, comme l’hystérie, l’anorexie, l’hyperactivité, les troubles de l’attention et les fous voyageurs (ou fugueurs).
Peut-être même que la bipolarité (autrefois psychose maniaco-dépressive) est une maladie mentale transitoire qui disparaîtra avec le capitalisme électrique ? ont-ils un jour entendu dire au gymnase Gandhi-battait-sa-femme-mais-il-a-su-changer pendant une séance de mouvements propices au désenvoûtement musical ou bien était-ce dans le vestiaire ?
En seulement quelques semaines, la famille témoin de la cellule 128 arrête de chanter en boucle la chanson de Michel Berger en hommage à Daniel Balavoine, Evidemment. Ils n’ont même pas besoin d’un arrêt de travail au-delà d’une semaine.
C’est presque un miracle, un désenvoûtement.
C’est aussi un soulagement dans l’entreprise qui craint par-dessus tout l’épidémie au travail. Ils ont guéri la famille de la cellule 128 que notre famille témoin n’a jamais rencontrée mais dont elle a souvent entendu parler.
– Cela aurait pu nous arriver. Cela arrive à tout le monde d’écouter une chanson en boucle, non ?
Notre famille témoin est soulagée. Ils fêtent cela en achetant une bouteille de champagne au supermarché.
Toutefois, les enfants ne sont plus si enthousiastes. Certains signes de lassitude apparaissent dans leur comportement. Le film Virgin Suicide leur a un peu trop plu.
Ils écoutent Playground love du groupe Air :
La nuit le plus souvent. Ils se retrouvent dans une chambre du pavillon témoin. Ils regardent.
Ils tombent amoureux de ces jeunes filles de cinéma, ces jeunes filles qui ont leur âge, ils s’imaginent.
Les parents ont peur que les enfants se fassent enfermés par la musique d’Air et qu’ils l’écoutent en boucle.
Les enfants ne sont plus si spontanés, enthousiastes. Ils réfléchissent de plus en plus.
Par chance les enfants ne succombent pas au charme du Playground love.
Les enfants pensent, ils se parlent la nuit et justement à force de penser et de vieillir, de se comparer, de réfléchir au monde qui les entoure, de s’écouter la nuit, de partager certaines résolutions, dépassant l’adolescence et devenant adulte, le frère et la sœur ont décidé d’annoncer leur départ, de quitter leurs parents et aussi de quitter cette vie merveilleuse en maison témoin à laquelle il faudrait bien un jour mettre un terme parce qu’il serait certainement malsain de vivre toute sa vie ainsi dans la compagnie des parents. Ils aimeraient découvrir autre chose que le bonheur de cette vie, ce bonheur fait de calme et de voyage, cette vie où tout est prévu et sans dérapage.
Ils ont envie d’aventures. Ils ont envie de surprises. Ils ont envie de découvertes.
Quand arrive leur majorité, donc, les enfants veulent partir vivre ensemble, ailleurs, regarder la vie par eux-mêmes.
Partout ils lisent : il faut vivre sa vie.
Ils pensent s’éloigner et mener leur existence de leur côté et à leur façon comme des millions de jeunes gens qui remplissent les villes et les campagnes.
En premier lieu, les enfants ont voulu sortir de ce circuit, cette vie facile et sans souci, un peu mécanique. Ils ont désiré se « poser un peu » (c’est leur expression), réfléchir, apprendre un métier (vivre dans une villa témoin n’est pas un métier), peut-être s’inscrire à l’université, peut-être se marier (ils ont des relations depuis longtemps et aucun lien par le sang), parce qu’ils s’aiment (ce sont des adolescents fusionnels), en tout cas, envisager quelque chose de plus stable et de moins nomade que la vie si riche (pour certains enfants qui n’ont jamais voyagé) mais itinérante qu’ils ont connue durant des années.
Même si souvent les enfants qu’ils croisaient, de ci de là, les enviaient d’être de vraies aventuriers sans attache ni routine, des voyageurs illimités dans un vagabondage luxueux, le frère et la sœur ont voulu se fixer quelque part, avoir un appartement, des amis, un canapé, quelques pistaches dans un bol, quelques plantes vertes, envisager de vivre autrement qu’en déplacement permanent sans jamais avoir de chez soi ; bien qu’ils aient supposé tout de suite que cela ne serait pas si simple, qu’ils n’arriveraient peut-être pas à se fixer si vite, à se transformer en sédentaires, avec les dangers et les risques de la pensée en cul de plomb, citant Nietzsche découvert durant la classe terminale : Rester assis le moins possible. Ne se fier à aucune idée qui ne soit venue en plein air pendant la marche et ne fasse partie de la fête des muscles. Le cul de plomb, c’est le vrai péché contre l’esprit… et le frère et la sœur ont redouté tous les deux de se métamorphoser en casanier qui pend la crémaillère avec des amis du service et leurs conjoints, mange des flageolets (avec les petits bruits implicites) et du gigot, perd l’habitude de flairer comme un explorateur, avec curiosité et attention, de nouveaux centres commerciaux, comme un chasseur de nourriture sous cellophane, de nouvelles galeries marchandes, d’avoir tout à découvrir à chaque déménagement et de se sentir parfaitement étranger et à l’aise partout… et cette idée de fixation est devenue comme on dit familièrement une obsession, une fixette…
Il a bien fallu en parler un jour aux parents et ce ne fut pas sans appréhension.
Longtemps les enfants ont hésité avant de se lancer. Durant des mois ils ont tourné autour.
Puis ils se sont lancés un jour.
– Nous allons partir. Nous allons vous quitter.
Et, après un moment de silence, la réaction des parents les a surpris et presque enthousiasmés. Comment peut-on être si ouverts ?
C’est l’occasion ce jour-là pour eux de découvrir et d’écouter une chanson des arrière-grands-parents : Teach your children well… de Crosby, Stills, Nash and Young…
You who are on the road (Toi qui es sur la route)
Must have a code that you can live by (tu dois avoir des règles pour vivre)
And so become yourself ( et ainsi devenir toi-même)
A cette époque, ils occupaient une villa témoin dans le canton de Vaud en Suisse. Ils venaient d’apprendre l’expression : être déçus en bien.
Le paysage ressemblait à un tableau.
Les deux enfants étaient assis sur la banquette du salon d’exposition quand les parents ont dit : « Mais c’est bien, c’est beau, c’est merveilleux, c’est une éducation réussie quand les enfants ont envie de voler de leurs propres ailes et de découvrir le monde. L’être humain est fait de séparation et d’abandon. Ce serait trop malsain de les garder enfermés en cage ou de pratiquer un espèce de chantage affectif forcément malsain en leur demandant de ne pas s’éloigner de leurs parents au nom de l’amour. Quitter, c’est la vie. Non. Bravo ! Allez-y… Comme le dit le proverbe juif chinois : Des racines et des ailes ! »
(prochainement : Changement d’équipe)