Aucun conseil aussi perçant soit-il n’est pour toi.
Jamais.
Aucun conseil ne te conviendra, même sur mesure.
Ce n’est pas la peine d’insister, appuyer sur la pédale, culpabiliser.
N’écoute aucun conseil.
Et, sans nous en apercevoir, là, commence et s’insinue une espèce de douce, lente, souffrance mentale.
Avec « N’écoute aucun conseil », voilà un exemple de double contrainte (double bind) assez proche, bien que moins hérissée, de celle de l’officier qui ordonne à ses soldats de désobéir.
N’écoutez aucun conseil !
Désobéissez-moi !
Ces deux ordres, injonctions, conseils, avertissements s’opposent dans une seule phrase.
On envisage de plus en plus un festival des « victimes de la double contrainte » ; ceux que la double contrainte a rendu fous, au travail ou en famille. Finalement le festival des victimes n’a pas été retenu.
En revanche, nous avons dans Notre-Ville des collectionneurs de double contrainte et, avec ça évidemment, un festival de la double contrainte et une foire de la double contrainte.
Festival et foire deviennent nos horloges intellectuelles.
Ce qui permet à certains de grimper aux réverbères.
Ils sont rares mais fringants les intervenants. Ils ne sont pas mous du genou.
L’activité de double contrainte est de plus en plus répandue. A la façon d’une roulade. On ne sait pas pourquoi un tel triomphe dans les relations humaines.
La double contrainte semi-professionnelle est une pratique un peu spéciale, disons.
Par certains côtés, c’est un jeu devenu populaire au sens où tout le monde, même le plus démuni, peut s’y attacher et faire souffrir quelqu’un, voire le rendre dément s’il persévère.
De façon générale, dans chaque famille, les parents sont assez doués pour ça et sans formation.
Sois spontané mon fils !
Hurlez s’il ne comprend pas : Sois spontané !
Bien que dans certains quartiers de Notre-Ville cela ne soit pas reconnu officiellement, l’anthropologue Gregory Bateson a, paraît-il, défini le premier la double contrainte.
La double contrainte est un moteur dramatique très utile.
La reine des coachs de chefs d’entreprise (Notre Lady Macbeth locale qui adore The passing storm de James Tissot, 1876) le sait bien.
Lady Macbeth coachait son mari qui aurait probablement moins percé sans elle.
Bol d’or de la perfidie, trois fois championne toute catégorie de l’éminence grise.
Lady Macbeth pousse les hommes à se dépasser.
Les plus sages d’entre eux y échappent. Parfois en somnolant. Ils la laissent parler, les encourager, sans trop en tenir compte. Ils sont sages et fuient les ténèbres en fermant les yeux.
Cela dit, avec la lumière qui sort de leurs yeux de sages, la sagesse fait peur.
La sagesse peut être extrêmement angoissante.
Surtout si l’on regarde de près les dents de la sagesse qui abrite toujours un pathétique monstre rassurant.
Les amis de la double contrainte se sont réunis au Pico Pico.
À la fin, pour se remonter le moral, ils ont lu à haute voix le poème de Kipling à l’intérieur duquel on peut se perdre : Tu seras un homme mon fils.
If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you.
(Dans la traduction d’Alain Caillé qui date de 2012
Si tu sais garder la tête froide quand tous
La perdent et t’accusent,
Croire en toi quand tous doutent,)
But make allowance for their doubting too ;
If you can wait and not be tired by waiting.
Or being lied about, don’t deal in lies,
(Et, pourtant, leur faire crédit ;
Si tu sais attendre sans te lasser,
Accepter d’être calomnié sans calomnier en retour,)
Or being hated, don’t give way to hating,
And yet don’t look too good, nor talk too wise :
(Etre haï sans haïr à ton tour,
Sans, pourtant, jouer ni au saint ni au sage)
If you can dream -and not make dreams your master
If you can think -and not make thoughts your aim
(Si tu sais faire des rêves- sans en être l’esclave,
Penser – mais sans en faire ton but)
If you can meet Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same ;
(Si tu peux accueillir Triomphe ou Désastre
Comme les deux imposteurs qu’ils sont)
If you can bear to hear the truth you’ve spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools.
Or watch the things you gave your life to broken,
And stoop and build’em up with worn-out tools :
(Si tu peux supporter de voir tes vérités
Déformées par des escrocs Pour piéger les idiots,
Le combat de toute ta vie Réduit à néant,
Et pourtant te baisser et ramasser tes outils
Hors d’usage
Pour construire à nouveau)
If you can make one heap of all your winnings
And risk it on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breathe a word about your loss ;
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them : « Hold on ! »
(Si tu as le courage de jouer tous tes gains passés
Sur un seul coup de dé,
De les perdre et de repartir à zéro
Sans le moindre soupir ;
Si tu peux forcer ton coeur, tes nerfs
Et tes muscles à servir encore
Et encore
Quand pourtant tout défaille
Sauf la Volonté qui te dit : “Tiens bon !”)
If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with Kings -nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you,
If all men count with you, but none too much ;
If you can fill the unforgiving minute,
With sixty seconds’ worth of distance run.
Yours is the Earth and everything that’s in it,
And -which is more- you’ll be a Man, my son !
(Si tu sais parler aux foules sans t’avilir
Ou frayer avec les Rois sans te croire hors du commun,
Si ni ennemis ni amis ne peuvent te briser,
Si tout homme compte pour toi, mais qu’aucun ne compte trop
Si dans toute minute qui passe, inexorable,
Tu sais voir la valeur de chaque seconde
Alors, le Monde sera à toi, avec tout ce qu’il contient,
Et, surtout, bien mieux que cela, tu seras un Homme mon fils.)
Voilà le genre de poème que certains habitants reprennent en chœur, coude à coude, presque désespérés, le samedi soir devant la brasserie La bonne humeur française.
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En lien avec l’histoire sauvage, une pièce radiophonique à écouter en podcast, diffusée le samedi 1er septembre 2018 de 21h à 22h
(mettre en lien :
https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-samedi-noir/la-reserve-noire-de-jean-pierre-ostende
« La réserve noire » de Jean-Pierre Ostende
Une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. Conseillère littéraire : Caroline Ouazana. Assistant à la réalisation : Félix Levacher
Avec :
Mohamed Rouabhi (Régis Legrand) Pierre-Jean Pagès (François, le père)
Agnès Sourdillon (Sylvie, la mère) Baptiste Dezerces (Sébastien, le fils)
Lyn Thibault (Tatiana, la fille) François Siener (André, le grand-père)
Bernadette Le Saché (Rosemarie, la grand-mère) Miglen Mirtchev (Thomas, le résident) Lara Bruhl (Suzie, la résidente)
Bruitages : Benoît Faivre et Patrick Martinache
Equipe technique : Eric Boisset, Mathieu Le Roux