Marche en ville

La pratique de la promenade, de l’errance en ville, est venue peu à peu.

Au début c’était juste pour la détente.

Maintenant, je marche tous les jours en ville, longtemps, parfois jusqu’à m’épuiser.

Je vais souvent au parc Bellagio, fasciné par les statues d’animaux en pierre que j’y trouve. Peut-être parce que, à force d’arrêt, à force d’être sorti du circuit professionnel, je suis persuadé de m’être un peu pétrifié.

Vous m’avez conseillé un jour le miroir d’Italo Calvino pour regarder la réalité, la Gorgone. Vous avez raison. Il ne faut pas regarder la réalité trop en face (par exemple l’autobiographie directe) sous peine d’être médusé. La force de Persée devant la Gorgone c’est le refus de la vision directe.

Vous aviez cité une phrase d’Italo Calvino précisément : C’est toujours le refus de la vision directe qui fait la force de Persée, et non un refus de reconnaître la réalité du monde de monstres parmi lesquels il lui faut vivre ; cette réalité, il la porte en lui et l’assume comme un fardeau personnel. (Italo Calvino, Leçons américaines, p 22).

Il n’est pas inutile d’apprendre à ne pas rester trop longtemps sur la préparation d’un projet, sinon c’est prendre le risque de se désintéresser, de se désenflammer.

D’autre part, il ne faut pas trop peaufiner.

Il ne faut pas non plus attendre le moment idéal, et encore moins la perfection, sinon, si l’on ne se jette pas à l’eau, on finit souvent par se lasser, s’en détacher et s’endormir comme la biche meurt sous les griffes et les dents du félin. L’insatisfaction est une alliée du manque de confiance et le manque de confiance un allié de la procrastination. La procrastination est un tueur lent mais sûr. Projet trop attendu, projet foutu.

C’est ce qui arrive dans la majorité des cas. Mais pas dans tous les cas.

Il y a des exceptions remarquables, comme celle d’Elias Canetti par exemple, une des premières rencontres marquantes au Pico Pico (j’y reviendrai).

Elias Canetti a commencé de concevoir son livre Masse et Puissance en 1925. Pendant douze ans il y a mûrement réfléchi. Toutefois, vous le savez, il ne s’est pas tout de suite jeté dans l’affaire.

Un peu par hasard, j’ai appris qu’il avait vraiment attaqué Masse et Puissance en 1937 (l’année du second grand procès de Moscou et de la grande terreur, de l’exposition de l’art dégénéré en Allemagne et de la destruction de la ville de Guernica par les avions d’Hitler pour donner un coup de main à Franco).

Douze ans à réfléchir sur le projet, ce n’était donc pas sur un coup de tête qu’Elias Canetti l’avait entrepris. On peut raisonnablement penser qu’il était plus déterminé et tenace que velléitaire et mou.

Ce n’est pas tout.

Commencé en 1937, il a terminé Masse et Puissance vingt deux ans plus tard, en 1959 et publié en 1960. Plus personne n’y croyait. Un genre de situation attirante.

Dans notre ville, les fans de Canetti connaissent sa bibliographie.

Au Pico Pico (le gigantesque bar aux salles infinies) il y a une salle Canetti en mémoire d’Elias Canetti, on y sert un excellent café. Il y a du café turc, du café allemand et du café italien.

A l’entrée de la salle Canetti on peut lire : Né en 1905 en Bulgarie, sur la rive sud du Danube Elias Canetti écrivait en allemand. Devenu britannique en 1952, il a reçu le prix Nobel comme écrivain autrichien en 1981 et il est mort en Suisse, à Zürich, en 1994. Il est enterré dans le cimetière de Zürich à côté de Joyce.

Curieusement, tout ceci est aussi inscrit sur une plaque en marbre à l’entrée du cimetière municipal L’Entrée définitive et je ne sais pas encore pour quelle raison (mise à part que, pour augmenter ses revenus, l’administration de L’Entrée définitive loue des emplacements d’expression libre).

On m’a raconté que le fantôme d’Elias Canetti traîne souvent dans notre ville et, les jours froids, paraît-il, vous me croirez si vous voulez, il écrit sur la buée des vitres : Juste fais le.

Protection et sommeil

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