Chantonner est un danger

Un temps, dans Notre Ville, pour petits et grands, la mode a été de chantonner. Pas de gazouiller comme dans certains quartiers de la capitale connus pour leurs gazouilleurs au nez en trompette qui remontent souvent les boulevards. Non, chantonner franchement.
On se serait cru dans une histoire étrange, écrite avec une encre qui aurait le pouvoir de disparaître au fur et à mesure de la lecture. Cela créait une attirance amoureuse rien que par les mots précaires qui s’effaçaient après la lecture.
Personne ne comprenait d’où venait cette pratique, cette mode, cette tendance orale : le chantonnement.
On envisageait des colloques.
Comme le remarquait Hans-Ulrich Obrist, durant les colloques, c’est souvent pendant les pauses que se disent les choses les plus intéressantes.
Bref. On s’interrogeait.
Ne voilà-t-il pas que l’on citait Roger Martin du Gard : Elle était gaie, heureuse, jeune, et chantonnait en travaillant.
Ce n’était pas le seul fantôme.
On citait aussi Henri Barbusse : Le chantonnement est là, toujours ; je ne m’en débarrasse pas. Ma tête se tourne… Il vient de la chambre d’à côté…
Selon les situations, la façon que l’on avait de chantonner (la posture, l’attitude, le port) et ce que l’on chantonnait (le contenu), cela prenait des sens différents et ambigus.
Les premières ritournelles entêtantes ont fait leur apparition.
Comment ne pas penser au sifflet entêtant dont René Char s’était plaint quand il marchait avec d’autres résistants dans le maquis ?
Dans l’ensemble c’était effrayant.
Le mouvement s’est amplifié. Il s’est accru jusqu’à créer des vagues.
Aimant ne rien contrarier par pacifisme, éducation à l’évitement de conflit, s’opposer le moins possible et suivre sans rechigner le courant général, bien des habitants de Notre Ville ont commencé de communiquer entre eux en chantant entre leurs dents, par peur peut-être de ne pas savoir se défendre.
Oui, ils ont fredonné. Même à côté d’architectures où personne n’aurait songé à chantonner quelques années auparavant, comme celle de Kengo Kuma pour la cérémonie du thé.

Les chanteurs bouche fermée ont fait l’objet de reportages, d’études, de statistiques.
On en a traîné certains dans la boue.
Certains chantonnaient faux.
On a même vu des chœurs de bouches fermées.
Des mmmmmm band.
Même les agents de contrôle, les officiers, les amoureux, y compris dans les transports publics, à la plage de la baie des Espèces ou sur les remparts de la vieille ville, ont chantonné jusqu’à ce qu’un jour – sans que l’on sache pourquoi – pas plus que l’on ne savait pourquoi cela avait commencé, le chantonnement diminue. D’abord ils ont chantonné de façon moins régulière, moins audible, à part pour les grandes occasions, les commémorations, les noubas où l’on dépense un pognon de dingue.
Parfois un homme politique reste dans les mémoires pour une phrase historique. Ce n’est pas toujours celle dont il avait rêvé enfant quand il chantonnait de façon innocente.
On ne sait pas pourquoi. Ils ont cessé de chantonner.
Ils ont commencé des reconstitutions du XXème siècle. J’ai encore en tête ces femmes à bigoudis mangeant un fish and ship, comme John Bulmer les photographiait dans le Yorkshire.

On dit qu’ils ont moins chantonné parce qu’ils se sentaient plus en sécurité, parce que plus personne ne ressentait le danger sur les places publiques par exemple, il n’y avait plus d’alerte permanente, de fouille des sacs à l’entrée de tous les bâtiments publics, tout le monde était redevenu un peu plus tranquille, nez en l’air, la menace était oubliée, tout le monde était, si l’on peut dire, sur la corde molle.
On dit aussi que, durant un bon nombre d’années, la peur s’était installée au fond de chacun et qu’il fallait chantonner pour exister.
Fredonner peut vous déborder, c’est certain.
Le bourreau comme l’ange ?

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En lien avec l’histoire sauvage, une pièce radiophonique à écouter en podcast, diffusée le samedi 1er septembre 2018 de 21h à 22h
« La réserve noire » de Jean-Pierre Ostende
Une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. Conseillère littéraire : Caroline Ouazana. Assistant à la réalisation : Félix Levacher
Avec :
Mohamed Rouabhi (Régis Legrand) Pierre-Jean Pagès (François, le père)
Agnès Sourdillon (Sylvie, la mère) Baptiste Dezerces (Sébastien, le fils)
Lyn Thibault (Tatiana, la fille) François Siener (André, le grand-père)
Bernadette Le Saché (Rosemarie, la grand-mère) Miglen Mirtchev (Thomas, le résident) Lara Bruhl (Suzie, la résidente)
Bruitages : Benoît Faivre et Patrick Martinache
Equipe technique : Eric Boisset, Mathieu Le Roux

Ou encore en 2017 : Souffrir à ST Tropez.
première partie :
deuxième partie :

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