Sourire inquiétant, travers les siècles

Très près l’un l’autre ils se sont regardés un long moment sans parler et ont fini par avouer qu’ils avaient connu des jours plus forts dans la deuxième partie du vingtième siècle mais que maintenant, coûte que coûte, ils continueraient et traverseraient ça comme ils avaient traversé jusque là toutes les aventures et les épreuves de leur vie plus ou moins mouvementée selon les années et les saisons. Au début ils prendraient peut-être quelques bonnes ivresses de fin de semaine plus ou moins resplendissantes, plus ou moins brillantes, puis ils s’habitueraient et le rythme deviendrait plus tendre et apaisé.
– Nous faisons équipe.
En attendant, Antoine et Lilly Lacuisse fréquenteraient un peu plus le Pico Pico et les salles où la lumière tire vers le vert surnaturel, les ambiances glauques de film d’épouvante qu’ils adorent, les éclairages indirects qui forment des ombres monstrueuses et glauques et des histoires de géants enfantins et protecteurs dans le milieu froid de forêts lugubres où souffle une espèce de vent noir permanent et s’entendent des craquements d’orages galvanisants. Ces salles de bar sont de véritables collages, on peut y trouver de tout. Beaucoup de clients y échouent en espérant y régler une question. Ces derniers temps on entendait beaucoup parler de 1912 comme de l’année où furent créés les premiers assemblages, les fameuses guitares de Pablo Picasso. Ces derniers temps les assemblages revenaient souvent dans les conversations. Les avis étaient partagés sur la question de l’invention des assemblages. Personne n’y voyait de lien avec la guerre de 14-18 qui allait arriver.
En octobre 1961, un an avant l’indépendance de l’Algérie, une exposition intitulée « The Art of Assemblage » a lieu au Museum of Modern Art de New York. Personne ne dément vraiment que Picasso n’ait pas été le premier créateur d’assemblage. Mais William C. Seitz (conservateur du musée) assure un jour que l’assemblage a d’abord été créé par les poètes : Mallarmé, Apollinaire, Marinetti. Il ne veut pas en démordre. Les poètes sont toujours précurseurs.
– Pas toujours, disons souvent.
Bien des clients ne s’intéressent pourtant pas à l’histoire des assemblages ni même à l’énorme histoire des poètes. Ils ne savent même pas combien les poètes leur sont utiles.
Par exemple, Antoine et Lilly Lacuisse, tout comme la presse nationale, ne s’y intéressent pas du tout. Peut-être le regretteront-ils un jour ?
De nombreux clients viennent au Pico Pico faire leur autocritique en public et promettre de repartir sur un bon pied (clin d’œil à la versification). On ne sait pas pourquoi les autocritiques sont devenues si fréquentes. Tout le monde est au courant, tout le monde est averti. Mais il y a un fort désir de confession. Quelqu’un a crée une application et un ratio de confession / culpabilité / morale.
Les commentaires ne manquent pas.
Aucun lien n’est fait entre l’absence de poésie dans les médias et le désir de confession de plus en plus grand.
Parmi ces bars du Pico Pico que les clients amateurs de confession fréquentent il y a le Frankenstein, les Confessions, l’Exorciste et le Dis-moi tout.
Les Lacuisse travaillent tous les deux à l’Institut de la Mémoire de la Ville sous les ordres de Madame Kreuzer qui est une femme très seule (proche du déracinement total et de l’errance sans fin, ni descendant ni ascendant) mais compréhensive et douce malgré sa sècheresse récurrente qu’elle combat avec tant de courage et tente souvent de transformer en haïku. Toutefois, malgré ses difficultés, elle n’est pas en rivalité avec les Archives de la Ville. Elle a compris que leur travail à l’institut de la mémoire de la ville (IMV) rendait Antoine et Lilly Lacuisse assez accablés – avec des pointes durant l’été et au moment des fêtes de Noël (écrasement des cadeaux, abattement des guirlandes, ennui des marchés de Noël) – ils pouvaient rester de longs moments à regarder le ciel, surtout s’il était nuageux, surtout s’il pleuvait, ils devenaient peu efficaces une partie de la journée. Tous les deux avaient fait une véritable fixation sur le peintre anglais John Constable né en 1776, peintre de la nature et du paysage et jamais personne n’a peint autant de nuages dans le ciel que lui.
Ils s’étaient sentis happés dans le rêve de John Constable, qu’ils appelaient Jo en privé depuis quelques temps, exactement comme s’ils étaient entrés dans les rêves de Jo et qu’ils ne puissent plus en sortir et que Jo devienne un de leurs personnages intérieurs, une voix parmi d’autres qui s’infiltraient dans leurs monologues intérieurs.
– Oh ! Que j’aime la clarté !
Il n’y a rien de plus horrible que de vivre le rêve d’un autre. Et surtout d’en avoir de temps à autre la lucidité, à la façon de ces éclairs de conscience qui vous font voir votre réalité sous un jour très différents de celle que vous croyez vivre.
Tous les deux se réveillent le matin avec un appareil électronique new age qui éclaire doucement leur chambre sur fond musical lent d’où émergent des bruits de grillons, des chants d’oiseaux, des croassements de crapauds.
Il y a un profond désir de vie sauvage et de forêt immense.
Ils essayent de se sourire chaque matin quand ils se réveillent.
Un sourire qui semble avoir traversé les siècles.
Ils ne veulent pas croire en l’existence de la Banque de l’ombre.
Pas plus qu’à celle de la Forteresse Vide. Cette influence électronique qui vous rend autiste et dont le nom est emprunté à Bruno Bettelheim.
Une partie de leur chambre est un diorama africain inspiré d’une photographie de Hishori Sugimoto réalisée au musée américain d’histoire naturelle de New-York.
Sugimoto diorama

Partager ce texte...
Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.