Mlle Piedtenu allonge Dark Vador

Sidérurgiste pendant dix ans en Lorraine, père de deux enfants, Marc Victor a été chômeur.
Puis divorcé.
A la façon d’un trapéziste contemporain, il est ensuite passé d’un emploi (branche) précaire à un autre jusqu’à venir s’installer dans Notre Ville pour faire le Dark Vador. Et cela, la plupart du temps, à l’occasion d’anniversaires d’enfants.
Il n’a plus jamais reparlé de sa période de sidérurgiste.
Durant ces deux ans au chômage il s’est répété qu’il devait changer, qu’il ne pouvait continuer ainsi à se lamenter.
La grande mode comportementale des conseillers à l’emploi et des relouqueurs consistait à répéter partout : Si tu ne peux changer le monde, c’est toi qui dois changer.
Alors il commence de changer.
Il commence par oublier.
Il efface.
Il fait des je me souviens à l’envers, avec une gomme.
J’oublie l’envie de dévorer n’importe quoi après la piscine scolaire et les soldats dans les forêts enneigées entre Strasbourg et Nancy. J’oublie les premières cigarettes qui faisaient tousser et l’angoisse du dimanche soir. J’oublie le premier joint et les Pink Floyd. J’oublie les cassettes VHS. J’oublie la peur d’être rembarré quand arrivaient les slows pour le bal du quatorze juillet de Peuple et Culture.
Il jette.
Il met à la poubelle.
Il oublie son père militaire. Il oublie son grand-père ouvrier évoquant La Providence de Réhon. La providence.

La Providence de Rhénon

La Providence de Rhénon

Il oublie son grand-père ouvrier qui lui récitait par cœur des pages entières comme :
« Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu’à travailler. (…) Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui tienne debout. C’est par exemple pour cela que je dis qu’un libre-penseur de ce temps-là était plus chrétien qu’un dévot de nos jours. Parce qu’un dévot de nos jours est forcément un bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois. (…) J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales. (…) Un ouvrier de ce temps-là ne savait pas ce que c’est que quémander. C’est la bourgeoisie qui quémande. C’est la bourgeoisie qui, les faisant bourgeois, leur a appris à quémander. »
(Charles Peguy. L’argent.)
Il oublie le grand-père ouvrier et le père militaire. Il ne veut plus en entendre parler. Il a envie d’écrire une liste de Je n’aime plus.
Il n’y croit plus.
Il est ailleurs. Comme égaré.
Il ne sera plus métallo, c’est fini. Toute cette vie là est finie.
Il ne sera plus ouvrier. C’est du passé. Il n’existe plus.
Il ne veut plus en entendre parler. Plus personne ne veut l’être, ouvrier. Il y en a encore combien d’enfants à vouloir l’être, ouvrier ?
(Je n’ai rien su lui répondre quand il m’a dit ça).
Combien de centaines de milliers d’élèves, s’ils avaient de mauvais résultats, ont été menacés, angoissés, affolés, stigmatisés, de finir comme ouvriers, terrifiés d’être des manuels, d’être orientés vers une filière technique, de finir en technique?
Combien ?
(Et je n’ai encore rien su lui répondre quand il m’a dit ça, aussi)
(Comme je suis sec parfois)

Partager ce texte...
Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.