Lisse mais lisse

Longtemps, s’il l’avait voulu un peu sérieusement, et sans publicité ni battage, il aurait suffi d’une annonce, d’un seul petit message bien senti, quelques lignes dans la nuit électrique, pour qu’il puisse donner des leçons d’indifférence aux si nombreux nerveux et agités que l’on trouvait à n’importe quelle heure du jour et de la nuit en train d’arpenter fantomatiques ou de traîner, mi saouls mi mélancoliques, dans Notre Ville qui est tout sauf discrète. Le bouche à oreille aurait suffi.
Il semblait n’avoir pas connu de sa vie une seule seconde d’euphorie mais sans jamais montrer la moindre tristesse ni le moindre regret. Il semblait juste tranquille.
Il y avait chez lui quelque chose qui ressemblait à une zone pavillonnaire climatisée, clôturée, proprette, claire et sans aspérité. C’était, pour qui se penchait sur son cas, à la fois rassurant comme un gendre lisse aussi terrifiant qu’un gendre vide (une balancelle dans les yeux).
Il pouvait se révéler déroutant à force de vouloir s’adapter et correspondre au modèle, à l’être légitime, sans aspérité ni éclat.
A l’aise partout.
L’été sa paire de Ray Ban le rendait encore plus complaisant – comme s’il se dissimulait derrière un visage de fiston idéal, en phase, au sourire dentifrice et professionnel (mis le matin, retiré le soir).
En même temps, s’il avait vécu dans un thriller, il aurait représenté à son insu le genre de personne que l’on soupçonne, dès le début du film, d’avoir commis quelque chose de grave et d’irréparable, d’être en cavale par exemple, d’avoir des secrets et des affaires cachées, une vie au passé chargée, plusieurs vies et vices mêmes, trop lustré et poli pour être honnête.
Il ne parlait jamais de lui. Même quand on l’interrogeait il parlait de vous.
Il savait esquiver avec adresse.
Jamais il n’aurait répondu : « Je ne suis pas là pour parler de mon passé. » Jamais. Non. Le refus frontal n’était pas son style. Au contraire il souriait et il pouvait parler. Mais sur son passé il pouvait parler longtemps pour ne rien dire, tout en maintenant l’attention de ses interlocuteurs.
Quel cachalot secret !
Il savait pratiquer le potin de façon admirable – il disait : « Le potinage est un calmant qui adoucit la vie. »
Il ressemblait par moments à un espion dormeur, en attente d’être activé.
Il ressemblait à ces hommes vides qui infestent le cœur et le sang des séries télévisées américaines.

Dexter, par exemple. Ou Mad Men (les publicitaires de Madison Avenue)

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